Patrick Roger, sculpteur de cacao
Le Meilleur ouvrier de France en 2000 travaille le chocolat comme d’autres, le marbre. Et va plus loin encore en coulant ses œuvres dans d’autres matières, naviguant de l’univers de la chocolaterie au monde de l’art contemporain.
Silhouette fine et élancée, yeux pétillants et pleins de malice, le chocolatier Patrick Roger reçoit dans son atelier de Sceaux [Hauts-de-Seine]. De béton et de verre, le lieu baigné de lumière naturelle a des airs de galerie d’art contemporain, de grandes têtes en aluminium sont suspendues au milieu de la pièce et un canapé en bronze est posé sur la table de travail. « Allongez-vous dessus. Vous verrez, c’est confortable », dit le chocolatier qui a réalisé ces pièces. « Là je suis en train de faire un lit large de plusieurs mètres, c’est plus drôle encore. » L’assise est effectivement fort agréable mais donne, ici, le sentiment d’être chez un psy dans Charlie et la Chocolaterie, version minimaliste. De l’autre côté de la baie vitrée, les équipes fabriquent les douceurs qui font la renommée du chocolatier.
Faire corps avec le chocolat
Patrick Roger peut manger entre 500 grammes et 3 kilos de chocolat par jour, sans prendre de poids ! Il fait corps avec le chocolat. Son métabolisme s’est adapté. Lors de son processus créatif, en sculptant le chocolat, ses mains restent à température égale malgré l’effort. Elles ne chauffent pas, évitant ainsi au solide de fondre. Il n’arrive pas à expliquer ce phénomène : « Le chocolat est une matière très difficile. Je me mets simplement en condition de travail. » Le chocolat utilisé spécifiquement pour les sculptures est sans cesse fondu pour une nouvelle œuvre. Le résultat créatif est temporaire. Trop pour Patrick Roger qui s’amuse, depuis longtemps, à défier l’éphémère. Il transforme les sculptures chocolatées en œuvres en bronze, en verre ou en fer à l’aide de moulages. « C’est une étape très compliquée à faire sur le chocolat sculpté. J’ai peut-être 20 000 ou 30 000 moules.» Une fois moulées, ses œuvres chocolatées renaissent à la fonderie dans une nouvelle texture et sont ensuite exposées dans des musées, des galeries ou chez des collectionneurs privés.

© Michel Labelle / DR
La sensibilité à fleur de peau
Rien, pourtant, ne prédestinait Patrick Roger à une carrière artistique : « Je n’ai pas fait les Beaux-Arts, je ne dessine pas et je ne suis pas allé au musée dans mon enfance. Je ne fais pas partie du sérail. Je viens du Poislay [Loir-et-Cher], dans le Perche, où il n’y avait rien. Pas de château, pas de rivière, pas de feux rouges… » À l’école, il est en échec scolaire et est orienté vers un apprentissage en pâtisserie – comme, autrefois, son père, qui était boulanger. Il termine 2ᵉ sur 100 lors du concours et entre, à 18 ans, comme commis chez le pâtissier-traiteur Pierre Mauduit. Après un rapide passage à la pâtisserie où il n’excelle pas, il est placé en chocolaterie et c’est la révélation. Il n’avait, jusqu’alors, jamais mangé de bon chocolat.
Il découvre aussi son propre goût dont il n’avait pas connaissance : « Claire Damon, la cheffe pâtissière, dit que le goût est inné. Cela me donne la chair de poule. » Et de montrer ses bras. Patrick Roger a la sensibilité à fleur de peau. En 1998, il ouvre sa première boutique à Sceaux et, deux ans plus tard, est consacré Meilleur Ouvrier de France notamment grâce à sa sculpture en chocolat Harold, un planteur de cacao assis, à taille réelle et de 62 kilos. Pour la postérité, Harold sera transformé en une sculpture en bronze, moulée d’après l’originale pour un poids final de 122 kilos. « Quand je suis allé la chercher à la fonderie, elle était entre des œuvres de deux “inconnus”, Giacometti et Brancusi. » En racontant ce souvenir, il se tourne vers l’un de ses employés poussant un chariot de chocolats : « Qui est le meilleur sculpteur ? » L’autre répond « Brancusi ! » et Patrick Roger de rétorquer en rigolant : « C***ard ! C’est parce qu’il est roumain comme toi ! » L’injure a un goût sucré dans sa bouche, révélant un jeu et une complicité entre lui et ses salariés.

© Michel Labelle
Hasard et rencontres
Plus sérieusement, comment donc le chocolatier en est-il venu au bronze, à l’aluminium, au verre et au fer ? Un hasard de la vie… « Une de mes meilleures clientes de Sceaux, madame Rattier, m’emmène un jour à la Fonderie de Coubertin, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse [Yvelines]. J’y rencontre le sculpteur Gualtiero Busato (1941-2025) et je découvre la galerie parisienne d’Alain Richarme et Michel Poletti. Je me rends alors compte que mes sculptures de vitrines peuvent devenir pérennes. » Un nouvel univers s’ouvre alors à lui. Dès lors, il s’amuse, il expérimente les formes abstraites ou réalistes et les transpose joyeusement. Posé sur le parking de l’atelier, un conteneur : tout est noir à l’intérieur. Soudain la lumière vient sculpter des formes dans une musique enveloppante et envoûtante. L’effet est saisissant, captivant. On ne sait pas trop ce que l’on voit, on perçoit quelque chose qui semble venir du fond des âges. L’œuvre s’appelle Bain. On en sort bouleversé.
Retour à l’atelier : Patrick Roger ouvre un tiroir pour en sortir son carnet de nuit : « J’y note mes idées. » Quelques croquis très simples, des annotations et c’est tout... Il montre aussi son livre magique, Grands singes de Cyril Ruoso et Emmanuelle Grundmann paru en 2008 aux éditions Empreinte & Territoires, qui révèle que les primates reflètent notre société. Il y a puisé son inspiration. Car Patrick Roger a une véritable animalerie derrière lui : chimpanzés, orangs-outans mais aussi lionnes, manchots empereurs… Les animaux le fascinent tout comme la dendrologie (science de reconnaissance des arbres). Reste qu’il n’est pas insensible aux actualités du monde et, à un autre niveau, à ses humeurs et sensibilités personnelles. Son inspiration est large. Ses expositions se multiplient : « Mon métier, c’est du service. Ma première exposition l’était aussi. On ne livre pas une pièce montée d’un mariage un dimanche matin mais un samedi soir. C’est pareil en art. » Patrick Roger, hyperactif, est dans le « faire ». « Je viens de la moto, de la vitesse. Je me sens proche des champions. Quand Valentino Rossi ou Marc Márquez (tous deux multiples champions du monde en Grand Prix Moto) gagnent, ils fêtent avec le public et se remettent tout de suite dans la prochaine compétition. J’ai le même mécanisme. »
Ses œuvres « durables » sont réparties dans plusieurs entrepôts, dont un à quelques kilomètres de l’atelier. Le bâtiment est en partie en travaux, les sculptures en vrac : Emmanuel et Brigitte (oui, les Macron !), Gérard (Depardieu), Annie Lennox… L’œuvre Carpate passe sous l’œil du photographe qui l’immortalise. « C’était une porte en bronze qui devait être posée sur un magasin à Tokyo. La négociation a échoué », confie Patrick Roger, dépité. Plus loin, une pièce qui ornait la boutique de Moscou. « Quinze jours après l’ouverture, le Covid commençait. On a fermé. » Aujourd’hui, Patrick Roger compte neuf boutiques à Paris et en banlieue parisienne. Celle de la Madeleine a même un espace galerie. Les œuvres éphémères et pérennes y cohabitent joyeusement. Le palais et les yeux sont comblés.