Quelle est la recette des chefs pour nous émouvoir au restaurant ?
Les chef.fes sont des rois et des reines de cœur. Parce qu’ils savent nous toucher en composant des assiettes capables de nous bouleverser. Enquête sur leurs secrets pour que nous ne restions pas de marbre devant leurs plats.
« J’observe régulièrement des clients verser une larme devant mes plats » reconnaît Eric Guérin. Et le chef de la Mare aux Oiseaux, à Saint-Joachim (Loire-Atlantique) de commenter « c’est une vraie belle récompense ! ». L’auteur de Migrations : voyages, émotions, cuisine considère que deux types de cuisines coexistent : la technique et « puis il y a les chefs, dont je fais partie, qui travaillent l’aspect émotionnel, parce qu’un repas au restaurant ne consiste pas seulement à se nourrir ». Pour lui, on vient aussi alimenter le cœur et l’esprit. Si le chef-artiste a inséré le mot « émotions » dans le titre de son livre-escapade publié aux éditions de la Martinière en 2015, c’est tout sauf un hasard.
Frissonner. Trembler. Ému. Comblé. Il y a tant de façons de décrire les émotions capables de chambouler un client dès la première bouchée. Autant de manières aussi de réagir qu’il existe de clients différents. Le plaisir gustatif agit parfois comme un élément déclencheur de tout un tas d’émotions. Certains se surprennent à se mettre dans de tels états alors qu’il ne s’agit que d’un repas. Pourtant, en vérité, ce n’est pas rien. Il suffit de comprendre ce qu’il se passe dans notre tête pour peser l’importance que peut avoir une dégustation. « Dans le cerveau, il existe une connexion directe entre les odeurs et les émotions. La preuve : quand vous sentez quelque chose, vous êtes capable de dire si vous l’appréciez ou pas tout de suite, sans même savoir de quoi il s’agit » nous révèle Gabriel Lépousez, neurobiologiste à l’Institut Pasteur. Et de poursuivre la démonstration « ce sont les émotions qui nous donnent accès plus facilement à des moments vécus, des souvenirs donc qui sont émotionnellement riches, comme celui du premier vélo ou du gâteau au chocolat ».
La madeleine de Proust, cet ingrédient qui nous rend vulnérable
Hommes, femmes, cadres, employés, marié, jeune ou pas… Les clients ne se ressemblent pas, mais tous ont été des enfants. Et c’est bien souvent dans cette page d’histoire personnelle que les chefs vont chercher pour titiller les sentiments. « J’ai grandi dans les effluves du chocolat chaud du matin que faisait réduire ma grand-mère. Je puise dans mon grimoire personnel pour toucher mes clients. Car bien souvent, leurs émotions sont liées à leurs souvenirs vécus plus jeunes » raconte Jean-Michel Lorain. Le chef de la Côte Saint-Jacques tient à résumer ainsi : « ce passé d’enfant a fait le chef que je suis aujourd’hui ».
La fameuse expression « madeleine de Proust » n’est pas galvaudée. Elle décrit bien cette impression de réminiscence en rapport avec une saveur qui a marqué l’enfance. « C’est le moment où l’on se construit sa bibliothèque d’arômes, de saveurs et de textures. Cela ramène à quelque chose que l’on ne revivra jamais. On se reconnecte au passé tout en sachant que ce sera évanescent. Juste le temps d’un plat. C’est émouvant, d’autant qu’on sait que cela ne durera que quelques minutes. Qui plus est, on n'a aucun contrôle. Seul un chef est capable de ressusciter ce moment. Cela entraîne une forme de vertige » développe le docteur Lépousez.
Dans la Loire-Atlantique, Eric Guérin a parfaitement retranscrit dans l’assiette toute la valeur émotionnelle de la mémoire liée à l’enfance. C’est même l’un de ses plats signatures : le choco-truffes. « Imaginée comme une transition entre le salé et le sucré, c’est une recette qui symbolise le passage entre l’enfance et l’âge adulte. J’associe un produit à la première période, en l’occurrence le chocolat blanc, à un ingrédient qu’on apprend à aimer avec le temps, à savoir la fourme d’Ambert » détaille-t-il. Pourquoi cette recette fonctionne ? « C’est quand on réussit à trouver ce côté rassurant et régressif que l’on touche en plein cœur » explique Eric Guérin.
Le secret d’une cuisine émotionnelle : la surprise
De son propre aveu, Eric Guérin est un cachotier. Le chef de la Mare aux oiseaux dissimule des « choses » dans ses plats. « Mais, je ne le dis pas volontairement dans l’intitulé pour créer la surprise. Des petits morceaux de lard croustillants par exemple, pour le côté rassurant ». « À une époque, je disais toujours à mon équipe d’ajouter un peu de crème. Juste assez pour ne pas que la sauce change de couleur et qu’on ne la voit pas. Il fallait qu’elle transporte l’émotion et qu’elle arrondisse les angles » commente la toque. La surprise peut aussi venir du pep’s de l’ingrédient dissimulé comme un piment, à la Mare aux oiseaux.
« Cela peut être une pointe de café dans les topinambours qui apporte avec la truffe une originalité à laquelle on ne s’attend pas » explique de son côté Jean-Michel Lorain. « Ce n’est pas dans la force gustative d’un ingrédient que l’on engage l’émotion, mais bien dans sa subtilité » souligne-t-il.
©Jean Michel Lorain
Sur le plan neurologique, ces petits cadeaux gustatifs que disséminent les chefs ont bel et bien un effet. « Notre cerveau est le siège de la récompense et du plaisir. Il libère de la dopamine. Mais on devrait davantage désigner cette hormone comme celle du désir puisqu’elle est produite dès lors que l’on regarde un objet qui nous prédit un plaisir à venir » explique Gabriel Lépousez.
L’émotion peut donc être très forte à la première bouchée, surtout si le plaisir dépasse les attentes. « L’on est submergé de dopamine » commente-t-il. Voilà comment on peut en finir aux larmes ! Voire l’orgasme, estime monsieur Lépousez. « La zone de la bouche, c’est celle qui a le plus densité de capteurs du toucher. On peut retrouver des sensations exacerbées par rapport à ce que l’on touche d’une main » détaille le neurobiologiste. Bref, c’est comme si nous vivions dans une nouvelle dimension. « D’ailleurs, quand on regarde dans le cerveau d'une personne qui mange un plat ou qui boit un verre de vin par rapport à quelqu'un qui regarde une toile, davantage de régions cérébrales sont sollicitées. Les sens sont plus nombreux à être convoqués ensemble » ajoute-t-il. CQFD.
Gare à maîtriser l’exercice, pour les chefs. « La démonstration scientifique est valable aussi pour expliquer la déception quand il y a cet écart entre l’attente d’un plaisir généré par l’esthétisme d’un plat et finalement une dégustation qui ne se révèle pas à la hauteur. « Même chose quand on s’attend à une expérience mémorable, si je réserve pour la première fois une table dans un grand restaurant gastronomique par exemple. Il faudrait presque déguster à l’aveugle sans savoir dans quel type de restaurant, on est pour vraiment profiter, sans anticiper l’expérience qu’on va vivre. Car on peut aussi idéaliser un plaisir quand on vous le présente comme quelque chose de rare. Cela fait travailler l’imaginaire » illustre Gabriel Lépousez. Mais, là, c'est un autre sujet…
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