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Mauro Colagreco, chef, Silvina Dayer, agronome, et Alessandro Di Tizio, ethnobotaniste du Mirazur

Mauro Colagreco, chef, Silvina Dayer, agronome, et Alessandro Di Tizio, ethnobotaniste du Mirazur

Sylvie Berkowicz | 23/08/2023

Au-delà de l’image devenue classique du chef accroupi dans son potager, il y a, pour certains, un vrai travail de production maraîchère, qui implique une relation étroite et une complicité avec le jardinier. Ce dernier n’est plus seulement cantonné au simple rôle de fournisseur pour la cuisine, si bien qu’on ne sait plus très bien lequel est au service de l’autre. Huitième épisode de notre série de portraits croisés avec Mauro Colagreco, chef du Mirazur, Silvina Dayer, agronome, et Alessandro Di Tizio, ethnobotaniste.

La relation entre un chef et un jardinier met parfois en lumière le lien étroit existant entre les produits de terre et la cuisine. Dans le cas du chef Mauro Colagreco, ce n’est plus un binôme dont on parle, mais d’une équipe de huit personnes dédiées à la culture de trois jardins potagers, deux situés aux abords du restaurant et un cultivé sur les terrasses montagneuses de Castillon, à une demi-heure de route de Menton. Supervisée par l’agronome Silvina Dayer, l’équipe s’enrichit aussi d’un ethnobotaniste, Alessandro Di Tizio, spécialiste de la cueillette sauvage et de l’interaction entre les hommes et les plantes. Dans tous ses aspects, le restaurant est un écosystème au service de la biodiversité, où tous les moyens sont déployés pour en faire un lieu de réflexion et d’engagement autant que de plaisirs gastronomiques. On imagine mal, en s’attablant au Mirazur, l’ampleur du travail engagé avant d’être en mesure de poser une assiette sur la table. 

 

Gault&Millau : Comment a débuté ce travail autour des potagers ? 

Mauro Colagreco : Quand je suis arrivé ici en 2006, il y avait déjà ce jardin un peu à l'abandon, en contrebas du restaurant, qui a réveillé le souvenir du potager de mon grand-père. Ça m'a tout de suite conduit à vouloir en créer un. Nous n’étions alors que trois en cuisine et c'était moi qui m’en occupais. Plus tard, on a pris un jardinier, mais j'étais encore très investi dans les tâches de jardinage. Puis j'ai commencé à aller en montagne, pour faire de la cueillette et découvrir les herbes sauvages. J'ai vu près du restaurant un terrain à l'abandon et j’ai décidé d’agrandir le potager. Et donc, à un moment donné, je me suis retrouvé avec un vrai jardin, mais sans réelles notions d'agriculture. Alors j’ai commencé à étudier. À cette époque, on cultivait en bio, mais on utilisait encore des granulés autorisés. J'avais une jardinière qui était, disons, très conventionnelle. Plus j'ai avancé dans ma connaissance, plus j’ai réalisé que tout acte avait un impact direct sur la nature, que plus on prend soin de la terre, plus il y a des insectes, des bactéries, des champignons qui prolifèrent, donnant des caractéristiques très particulières aux légumes. Ce qu’on appelle finalement le terroir. Tous ces apprentissages, grâce à la lecture, à la confrontation avec le terrain, m’ont amené à me poser plein de questions sur la façon dont on produisait les aliments qui entraient au Mirazur.  

G&M : Pourquoi avez-vous choisi de superviser les équipes de jardiniers du Mirazur ? 

Silvina Dayer, agronome : Je suis ingénieure agronome, originaire d'Argentine. J'ai fait mes études en viticulture à Mendoza, la région du vin, puis je suis venue en France, pour un postdoc à Bordeaux où j'ai travaillé pendant quatre ans à l'Inra. J'étais déjà dans la recherche autour du changement climatique, des problématiques de chaleur et de sécheresse, quand Mauro m'a proposé de venir. Son idée d’un modèle d'agriculture dédiée à la préservation des écosystèmes m'a beaucoup intéressée et je suis arrivée en septembre 2021. Il ne s’agit pas de simplement faire pousser des légumes ou des herbes pour la cuisine, mais de s’inscrire dans une vision beaucoup plus large.

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©Rutger Pauw, ©Matteo Carassale

G&M : Est-ce la raison pour laquelle vous avez intégré un ethnobotaniste à l’équipe ? 

M. C. : Ça nous permet de constamment enrichir notre connaissance du terroir. Et plus on creuse le sujet, plus on se rend compte qu'on ne connaît rien ! Par exemple, les cédrats sont ici depuis 200 000 ans. Les cerises depuis 5000 ! L’influence des Grecs a été incroyable. Tous les poissons salés, par exemple, viennent de la culture grecque. Ils étaient d'abord à Marseille, puis ils sont venus coloniser la région. C'est une terre de fusions et cette riche biodiversité touche autant à la nature qu’à la culture. Et plus on la nourrit, plus elle prolifère ! 

G&M : Quel a été votre parcours avant de rejoindre l’équipe du Mirazur ? 

Alessandro Di Tizio, ethnobotaniste : J’ai depuis toujours l’amour de la cuisine. C’est lors de mes études à l’Université des sciences gastronomiques à Pollenzo, en Italie, que j’ai réalisé qu’il y avait une dimension plus vaste à la cuisine que celle d’être chef. Je me suis intéressé à la sauvegarde des cultures gastronomiques, en particulier sur le sujet des plantes sauvages comestibles et des traditions liées à leur usage. Pas seulement du point de vue culinaire, mais aussi de la relation des hommes aux plantes. J’ai ensuite suivi pendant un an un cours de cuisine dans l’école du chef Niko Romito dans les Abruzzes. Puis j’ai travaillé avec des chefs pour former leurs équipes à la cueillette et à l’usage de ces plantes. C’est comme ça qu’un jour, alors que je livrais des herbes dans un restaurant de Pescada, ma ville natale, j’ai rencontré Luca Mattioli, le chef exécutif du Mirazur. Il avait entendu parler de moi et m’a demandé : «Pourquoi ne viendrais-tu pas travailler avec nous ? Nous avons besoin de quelqu’un comme toi.» J’ai finalement rencontré Mauro Colagreco six mois plus tard, et j’ai commencé en janvier 2020. Mais le Covid est arrivé et nous avons tout arrêté. Je ne suis revenu que deux ans et demi plus tard. C’est là que le chef a vraiment commencé à imaginer quel pourrait être mon rôle : aider les jardiniers à cueillir les plantes sauvages à la bonne saison, au bon moment, et même à la bonne heure de la journée ; et introduire ces plantes dans les potagers, afin d’en avoir en quantité suffisante et de faciliter le travail en cuisine. 

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©Antonio Sorrentino, ©Matteo Carrasale

G&M : Il est donc de votre responsabilité d’apporter du neuf dans la cuisine ? 

A. Di T. : Oui, en termes de goût, mais aussi d’inspiration. Par exemple, avec l’équipe recherche et développement, nous travaillons sur les méthodes de cuisson et sur les matériaux des marmites. Car si nous voulons retrouver d’anciennes saveurs, il faut aussi adopter les gestes anciens. C’est un long processus. La région de Menton a été habitée par de nombreux peuples et cultures qui y ont laissé leurs plantes et leurs recettes. Nous avons les preuves scientifiques que là où se trouve une riche biodiversité, il y a aussi une grande variété bioculturelle. L’activité humaine avait pour but d’enrichir cette diversité, mais aujourd’hui nous faisons le contraire. Nous avons perdu 75% de la biodiversité, et cela ne concerne pas seulement la nature, mais aussi les pratiques culturelles.  

G&M : Vous est-il possible de tout faire pousser dans vos jardins ? 

S. D. : Après chaque voyage, Mauro nous rapporte des espèces et nous les essayons toutes pour voir celles qui poussent plus ou moins bien, celles qui s’adaptent plutôt dans un jardin ou dans un autre. Nous bénéficions de deux climats différents, ce qui nous permet de diversifier nos cultures. Le potager de Menton, situé juste au-dessus du restaurant, bénéficie d’un climat plus chaud avec des températures qui ne descendent jamais au-dessous de zéro. Ça veut dire qu'en été nous pouvons y produire des plantes tropicales, comme des bananiers. Il y a en revanche d’autres espèces qui ont besoin de froid et elles se trouvent dans notre jardin de Castillon, plus haut dans la montagne. Cette variété de climats est magnifique, parce qu’elle nous permet d’élargir la carte de légumes et de fruits que nous pouvons proposer.

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©Jovani Demetrie, ©Matteo Carrasale

G&M : Comment anticipez-vous les conséquences du changement climatique ? 

S. D. : Notre réponse est de sélectionner en priorité des espèces annuelles. C'est l'idée de la permaculture – en anglais permanent culture. L'idée est de créer des écosystèmes pérennes. Nous implantons des espèces qui résistent à la sécheresse et à la chaleur, comme les grenadiers ou la patate douce. Nous nous focalisons sur des variétés peu gourmandes en eau, car nous savons que l’arrosage n’est pas la solution. Au Mexique, nous avons découvert que les gens mangent beaucoup de nopal, une variété de cactus dont on peut déguster la feuille, la fleur, les fruits, et qu’on n'a pas du tout besoin d'arroser.  

G&M : Êtes-vous totalement autosuffisant ?  

S. D. : Pas tout à fait, car cela signifie aussi d’arrêter d'acheter des choses, par exemple les semis. Dans ce sens, nous faisons un énorme travail de récupération pour avoir notre propre banque. C'est beaucoup mieux de semer chaque année nos propres graines, parce que les plantes sont déjà acclimatées. Notre intention est de produire nous-mêmes tout ce que nous introduisons aux jardins, y compris les bois, les paillages qu'on met au sol, en récupérant par exemple les produits de la taille des arbres pour les broyer.  

G&M : Comment, au quotidien, travaillez-vous avec l’équipe des jardins ?  

M. C. : Nous avons deux casquettes : restaurateur et entreprise agricole. Comment faire fusionner ces deux métiers ? En créant des liens d'intérêts communs. Nous sommes en mesure de proposer une cuisine unique parce que nous avons ce jardin à 300 m du restaurant. Lorsque, par exemple, nous posons dans l'assiette une févette qui vient d'être récoltée, nous savons qu’entre ce qu’elle est aujourd’hui et ce qu’elle sera demain, c'est le jour et la nuit ! Le potager enrichit énormément notre cuisine, mais le chef va aussi enrichir nos jardins. Si je cherche une tomate ayant une chair compacte et une certaine acidité, ce n'est pas n'importe quelle variété ! Il va falloir chercher une graine de tomate qu'on n'avait pas encore travaillée. Quand je rapporte des graines de régions arides du Mexique ou d’Australie, c’est pour les adapter à notre climat et commencer à réfléchir à l’avenir de nos cultures. Nous recréons des écosystèmes subtropicaux avec des bananiers, des manguiers qui vont permettre de maintenir une certaine humidité dans les strates de végétation. Il y a une réflexion derrière tout ça, un cercle vertueux qui s'est créé entre la cuisine, la salle, la fleuriste et toute l'équipe de recherche et développement, pour que finalement il n’y ait qu’un seul univers entre le restaurant et le jardin. Ce n'est pas toujours évident, mais on y parvient.  

 

Lire l’avis de Gault &Millau 

Découvrir le portrait de Mauro Colagreco

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