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Fournir les chefs en fruits et légumes depuis Rungis, le défi d'un expert

Fournir les chefs en fruits et légumes depuis Rungis, le défi d'un expert

Sylvie Berkowicz | 16/02/2024

Comment un grossiste en fruits et légumes de Rungis, fournisseur de restaurants, se met au diapason des demandes des chefs ? Gault&Millau a interrogé Yoni Cohen, fruitier-légumier de la Maison Emali.

Le produit, le produit, le produit. S’il est un mot qui résume la philosophie de la cuisine contemporaine, c’est bien celui-ci. La quête du meilleur produit, le respect du produit, l’homme derrière le produit... Si le producteur ou le potager du chef sont des incontournables du storytelling accompagnant le chef, les réseaux de distribution classiques demeurent des intervenants majeurs de cette équation, surtout dès qu’on s’éloigne un tant soit peu de la haute gastronomie et des campagnes.

C’est par la vente de détail que Yoni Cohen entre dans le métier de la distribution en fruits et légumes, d’abord en créant la Ferme de Levallois, un supermarché de 2000 m 2, puis en rachetant Maison Colom, une petite épicerie fine située dans la chic avenue parisienne Victor Hugo. C’est là qu’il comprend que pour faire croitre les affaires, il lui faut impérativement développer le volet distribution. Trois ans plus tard, il s’installe à Rungis et c’est aujourd’hui sous le nom de Maison Emali qu’il livre, avec sa propre flotte, 150 restaurants de la région parisienne et quelques belles tables de Haute-Savoie. Entretien.

Comment répondez-vous aux nouvelles demandes de la restauration ?

Yoni Cohen : Quand j’ai commencé, il y a 17 ans, la grande majorité des clients avaient pour obsession d'avoir les meilleurs et les plus beaux produits. Peu importait le prix, peu importait l’origine, la saison ou l’impact environnemental. La priorité, c'était d'avoir tout, tout le temps. Ça, c'était avant 2008 et la crise des subprimes. A ce moment-là, tout a basculé, que vous fussiez un palace parisien, un restaurant gastronomique ou une brasserie de quartier, vous subissiez la crise. Et donc la priorité n'était plus la qualité, mais le prix. Alors que d'habitude, vous aviez trois ou quatre mois de visibilité, là, on se contentait d’avoir en stock ce dont on avait besoin, pas plus. Et surtout, on commandait quasiment au jour le jour et on voulait recevoir les produits immédiatement. Ça nous a poussé à mettre en place une logistique très performante, afin de livrer pratiquement 2h après la commande. Puis est arrivé la Covid. Cette crise a fait émerger une prise de conscience, l’envie de consommer de saison, plus responsable, d'avoir des produits de qualité avec du goût. On s'est retrouvé avec des chefs qui avaient envie de bien faire, mais qui, à cause des problèmes d’embauche, n'y arrivaient pas. On a encore dû améliorer notre logistique et trouver des solutions permettant à nos clients, surtout les chefs de brasseries ou de restaurants de quartier, de gagner du temps, de faire de la bonne cuisine, avec le minimum de personnel qui leur restait. Par exemple, on leur livre aujourd’hui de la frite crue, épluchée, précoupée. Nos producteurs se sont adaptés et peuvent la faire en différents calibres, mise sous vide, prête à être cuite en une ou deux cuissons. On a trouvé ces solutions pour les frites, les brunoises de légumes ou d’autres produits épluchés. Ça fait partie de notre métier de faire ce lien entre le producteur et le chef, de trouver et sélectionner pour lui les meilleurs produits.

Comment avez-vous intégré la prise de conscience environnementale à vos activités ?

Y.C. : Nous sommes à Rungis pour des raisons évidentes de logistique, puisqu'on peut acheter et livrer nos produits quotidiennement. Nous n'avons donc pas réellement de perte. Juste un peu parce qu'on trie nos produits et que certains n'arrivent pas dans les meilleures conditions, mais ça représente une partie infime. Ce qui a évolué, c'est notre engagement sur le traitement des déchets non organiques. Aujourd'hui, nous conditionnons nos produits dans des bacs réutilisables. Tous nos clients sont livrés dans des bacs siglés Maison Emali. Ça leur permet, d’une part, d’être aux normes d’hygiène HACCP, c'est-à-dire que toutes les caisses peuvent être mises directement en chambres froides – c'est un gain de temps –, et de l’autre, de leur éviter d’avoir à traiter les déchets non organiques (cartons, bois, caisses plastiques…). Ce que nous sommes en train de mettre en place, c'est le conditionnement dans nos caisses à l’origine, par les producteurs. Donc il n'y aura plus de traitement des déchets, ni de leur côté, ni du nôtre. C'est intéressant d'un point de vue environnemental, mais aussi financier, car le carton, le bois, ça coûte cher. Au final, le client sera récompensé par notre côté bienveillant et écoresponsable. Voilà comment la boucle est bouclée de manière intelligente.

Comment rendre compatible l’exigence de certains de vos clients et ces critères environnementaux ? 

Y.C. : Pour moi, ce qui est primordial est le goût. Un exemple : je ne prendrai pas de tomates françaises cultivées hors sol alors qu'on est en pleine saison de la tomate plein champ. Notre priorité, c'est de mettre en avant le produit de saison. Je ne vous dirais pas que je m’interdis de vendre de la fraise au mois de décembre. J'en vends. Parce qu'à Courchevel, à Val-d'Isère, ils en veulent encore, même si ça se fait de moins en moins. Hé oui, de la tomate, on en consomme toute l'année. Pourquoi ? Parce que la plus grosse vente dans la restauration, c'est la tomate Mozza ! Alors oui, malheureusement, hors saison, on fait venir la tomate du Maroc ou d'Espagne. On arrive à trouver des produits qui ont du goût au sud de l'Europe et notamment en Sicile, au Maroc… Ce que je veux vous dire, c'est que je ne suis pas dans l'extrémisme. Les mangues, expédiées par avion, voyagent sur des liaisons régulières avec des passagers. Et ça reste un produit de saison dans leur pays. Je n’empêcherai pas les gens de manger des mangues en leur disant que ça vient du bout du monde. Le tourisme ne s'arrêtera pas, les liaisons aériennes ne s'arrêteront pas. C'est une consommation qui n'est pas la plus grande au monde, mais que mes clients réclament et je n'ai pas d'intérêt à ne pas la proposer. En revanche, ça ne m'embête plus de consommer une tomate qui serait « locale », mais vraiment pas de saison et sans goût.

Même si c’est compliqué dans une ville comme Paris, de nombreux chefs revendiquent le fait de travailler en direct avec les producteurs. Qu’en pensez-vous ?

Y.C. : Moi, je les incite ! Il m’arrive même de les mettre en relation. Nos producteurs s'appuient alors sur nous pour la logistique, mais ils traitent en direct. Mais dans la réalité des faits, à moins d’être un énorme hôtel avec de gros volumes, vous commandez trois bottes de persil. Un colis de champignons… Ça va coûter très cher de faire livrer trois boîtes. C'est bien d'avoir cette démarche, mais derrière, ça n’est pas réaliste au quotidien. Notre métier a pour vocation d'exister parce qu’on regroupe ces producteurs. On adore travailler avec des petits producteurs. Ils ont du petit volume, mais ce petit volume, on sait à qui le proposer : quelques palaces, la Tour d'Argent, les cafés du chef Lignac… Évidemment, quand on travaille avec une brasserie, ça va être des produits plus standards.

Est-il devenu plus facile de trouver de bons produits ?

Y.C. : C’est plus compliqué au niveau des fruits. Un fruit, ça ne ment pas, c’est bon ou pas. Un poireau, avec une bonne vinaigrette, vous pouvez raconter ce que vous voulez, pareil pour un poivron ou un chou.  Aujourd'hui, on ne trouve pratiquement plus de bonnes framboises ou de bons abricots. Pareil pour la tomate. En réalité, qu'est-ce qui s’est passé ? Il y a 15 ans, suite à la crise des subprimes, on a voulu payer moins cher le prix moyen des fruits et légumes. Mais tirer les prix vers le bas ne permet pas d’avoir une belle production, de respecter la saisonnalité d'un produit qui est entre trois semaines et trois mois. Donc, quand vous travaillez trois mois dans l'année et qu'on vous serre les prix, en tant que père et agriculteur, vous dites à vos enfants de ne surtout pas faire ce métier ! Et donc oui, c’est devenu plus compliqué. 

Votre métier est-il mieux compris, mieux valorisé qu’avant ?

Y.C. : Il y a 17 ans, le centre d'un plat principal, c'était une viande ou un poisson, et le légume était un peu la dernière roue du carrosse. Aujourd'hui, le végétal est mis en avant dans les recettes. Et ça, c'est génial. Avant, on m'appelait le maraîcher, le vendeur de légumes. Aujourd'hui, je m'appelle fruitier-légumier. Mon métier est devenu sexy, non pas parce que vendre des fruits et légumes, c'est tendance, mais parce que c'est bien ! C'est bien de parler de nos producteurs et surtout ça résonne. Mon métier a pour vocation d'exister encore très longtemps parce qu'on consommera très longtemps ces produits. J'ai envie que mes enfants continuent à bien manger dans 20 ans, 30 ans ou 50 ans. Et ça ne fonctionnera que si on a cette petite étincelle de responsabilité en se disant qu’on doit consommer de saison, des produits qui ont du goût et donner envie aux producteurs de continuer à faire leur métier et de payer le bon prix pour qu'ils continuent à bien vivre et à nous faire plaisir.

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