Copenhague : à la découverte de la gastronomie nordique
En vingt ans, Copenhague a su créer un écosystème où créativité, tech, architecture et design se mettent au service d’une gastronomie à la fois nouvelle et totalement décomplexée. Jusqu’à devenir un épicentre, un hub qui attire tous les regards et attise même toutes les envies. Jusqu’à devenir, aux yeux de certains, la capitale mondiale de la gastronomie!
Il y a vingt ans, dans une ville qui a toujours su cultiver son amour du design, mais pas forcément celui de la gastronomie, émergeait l’idée d’une cuisine nordique revendiquant son identité, son terroir. À l’image du collectif de cinéastes danois Dogme95 créé en 1995, un groupe de chefs scandinaves, dont René Redzepi, lançait en 2005 son manifeste. Et ça a marché ! Et même très bien. La nouvelle cuisine nordique était née, attirant journalistes, voyageurs gastronomes, chefs en apprentissage. L’épure des débuts a laissé la place à des expressions nouvelles et variées. Ce terreau fertile a donné naissance à une génération de chefs, danois ou non, venus à Copenhague pour s’y former, puis décidant souvent d’y rester, car on y vit plutôt bien, dans un cadre encourageant la créativité. Dans la capitale danoise, cuisine et design ne sont jamais très loin l’un de l’autre. Pas seulement dans le décor des restaurants, mais aussi dans l’approche créative, dans la liberté d’innover dont font preuve les chefs qui, à l’instar des designers, cherchent de nouvelles façons de cuisiner, de penser l’expérience du restaurant et inventent même des produits.
Une génération formée à l’étranger
Bo Bech est loin d’être un débutant. Même s’il n’est pas, hors des frontières danoises, le plus connu, il l’est sans conteste dans son pays, pour avoir ouvert successivement deux tables gastronomiques et animé une émission de télévision. Bo Bech est de ceux qui, au tournant des années 2000, ont été au premier rang de l’effervescence agitant une scène culinaire naissante : « Il y a 5,5 millions d’habitants au Danemark. Nous avons été élevés par des parents qui nous trouvaient certes magnifiques, mais qui nous disaient que, pour réussir, il fallait étudier, voyager, apprendre des langues parce que personne, à part quelques Suédois ou Norvégiens, ne nous comprenait. En gastronomie, nous n’avions aucune voix. Nous nous contentions de copier les “grandes cuisines”. Pour nous former, nous n’avions d’autres choix que de partir en France, en Italie, en Angleterre, de travailler dans l’ombre et quasi gratuitement. La morale de cette histoire est que, quand nous sommes revenus dans notre pays, nous étions devenus de jeunes chefs très bien formés. » En 2004, Bo Bech ouvre Paustian, un an après le Noma de René Redzepi. Rasmus Kofoed, lui, enchaîne les victoires au Bocuse d’Or et inaugure Geranium en 2007. Nicolai Nørregaard fonde Kadeau Bornholm en 2007, puis Kadeau Copenhagen en 2011. À leur tour, ils accueillent d’innombrables stagiaires et apprentis. On n’en finit plus de lire sur les CV les traces de passages (parfois éclair) dans les cuisines scandinaves. Après plus de deux ans chez Noma, Christian Puglisi a ouvert Relae en 2010 (fermé en 2020). Kristian Baumann l’a rejoint après avoir lui aussi travaillé aux côtés de René Redzepi. En 2015, il ouvre son premier restaurant : 108, interrompu par le Covid, puis un second, où il pose les bases de ce qui deviendra Koan. Une table gastronomique où il marie à merveille l’élégante simplicité de la cuisine scandinave, les ingrédients nordiques et les saveurs coréennes, le pays où il est né (adopté très jeune par des Danois) et où il n’est retourné qu’à l’âge adulte. « Mon objectif est de montrer que la Corée et le Danemark peuvent se rencontrer, explique Kristian Baumann. Et d’accepter le fait que c’est OK, qu’il n’y a pas besoin d’être l’un ou l’autre. Certains des cuisiniers qui ont travaillé ici cinq ou dix ans, puis sont de retour aux États‑Unis ou à Hong Kong, emportent avec eux une vision, une sensibilité, et les combinent avec leur pays d’origine. C’est ainsi que le mouvement nordique demeure pertinent et encore vivant. C’est un peu comme ce qu’on a vu avec la Catalogne et l’Espagne. El Bulli s’est arrêté, mais la gastronomie en est ressortie plus forte. Parce que beaucoup de ceux qui ont été le cœur et l’âme d’El Bulli, se sont épanouis. Si je peux faire ce restaurant aujourd’hui, c’est grâce au travail de ceux qui étaient là avant moi. »
Une cuisine végane bluffante
Chez Ark, c’est une gastronomie végane qui, depuis 2020, est à l’honneur. Une cuisine loin des clichés et des pastiches, ne clamant pas haut et fort son statut, mais séduisant avant tout par son raffinement. Les deux cofondateurs d’Ark (aujourd’hui un groupe à la tête de trois établissements) sont l’Australien Jason Renwick et le Britannique Brett Lavender. Ce dernier n’est pas végan, mais il a mis son expertise de la cuisine au service de cette proposition. Un défi. : « Le végétalien est un sujet que de nombreux chefs ne veulent pas aborder. Quand un client végan arrive dans un restaurant, c’est souvent un tracas. Avec vingt‑trois ans d’expérience dans des restaurants gastronomiques et hébergements de luxe, la seule chose que je n’avais jamais faite, c’était de cuisiner uniquement à base de plantes. Je me suis dit que ça allait être intéressant. La chose la plus difficile a été de faire en sorte que notre cuisine végétalienne n’ait pas le goût de la cuisine végétalienne. Le stéréotype étant qu’elle est ennuyeuse et pas savoureuse. En tant que non‑végétalien, mon objectif était de faire des plats que je serais heureux de manger. Ceux qui aiment la viande, les produits laitiers et qui ont déjà déclaré qu’ils ne mangeraient jamais végétalien ressortent du restaurant époustouflés. » Pour faire progresser sa cuisine Brett Lavender n’a pas eu à sa disposition une équipe de R&D, comme cela est depuis longtemps le cas chez Noma. De ce fameux laboratoire est sorti, entre autres, un ouvrage devenu une référence, traitant d’un sujet qui, sans être neuf, est devenu central dans les cuisines contemporaines : la fermentation. À l’issue de ce travail, une nouvelle entité est née en 2022 : Noma Projects, dont la mission est de proposer au grand public certains des produits utilisés dans le restaurant. Un garum de champignon, un vinaigre de roses sauvages, un concentré de dashi, une sauce piquante yuzu… Une vingtaine de créations – dont des saisonnières – conçues pour donner du peps à la cuisine, en particulier la végétale. « René Redzepi a pensé qu’il y avait chez Noma de fantastiques produits qui pourraient être accessibles au plus grand nombre, raconte Thomas Frebel, directeur de la création de Noma Projects. Le cœur de notre activité est de nous assurer qu’ils ont le même goût, la même qualité que ceux servis chez Noma, sans allergènes ni additifs. Notre laboratoire est flexible – tout l’équipement est sur roulettes – afin de répondre à la grande variété de produits que nous fabriquons. Un de nos rêves serait d’avoir des “galeries” ou ateliers de fermentation un peu partout dans le monde. Nous sommes actuellement à Copenhague, mais que se passerait‑il si nous décidions de rouvrir un pop‑up Mexique ? Il se pourrait que nous tombions sur un ingrédient incroyable avec lequel nous aimerions travailler. »
Du chocolat à base de drêches
Les cuisines de recherche des grands restaurants danois ont donc donné naissance à une génération de chefs‑chercheurs‑entrepreneurs en quête de nouveaux ingrédients, de nouveaux goûts, tentant aussi de répondre aux enjeux environnementaux. Dans la cuisine de Endless Food, un pâtissier fait fondre ce qui, à première vue, ressemble à du chocolat. Même couleur, même consistance et même technique pour le travailler. Pourtant, THIC (This Isn’t Chocolate) est un produit essentiellement élaboré à base de drêches, les résidus du brassage des céréales pour la fabrication de la bière. Endless Food est né de la rencontre entre Maximillian Bogenmann, chef de cuisine puis directeur de la R&D chez Amass, restaurant où il a rencontré Christian Bach, directeur des opérations. Le troisième partenaire n’étant nul autre que le chef Matthew Orlando, le fondateur d’Amass, restaurant ouvert entre 2013 et 2022 réputé pour sa cuisine responsable et zéro déchet.
« Chez Amass, nous voulions être le plus local possible, expliquent Maximillian Bogenmann et Christian Bach. Nous n’importions plus de citrons ni d’huile d’olive. Mais comment faire pour le café et le chocolat ? Nous savions que, sans eux, les gens risquaient de ne plus venir au restaurant. Nous nous sommes demandé si nous pourrions le faire nous‑mêmes. À ce stade, nous étions en lien avec une brasserie qui produisait des quantités massives de résidus d’orge. Dans la plupart des cas, ils finissent dans une décharge ou sont utilisés comme source de biocarburant. Dans un premier temps nous n’avons pas seulement essayé de faire du “chocolat”, nous avons fabriqué une centaine de prototypes différents à base des drêches de brasserie. Je pense que le premier ressemblant à du chocolat était, dans une certaine mesure, un accident. Nous avons pensé : que se passe‑t‑il si nous soumettons ce produit au processus de fabrication du chocolat ? Bien sûr, ce qui en est ressorti était très loin de là où nous en sommes aujourd’hui. Il avait un goût de carton, mais bien la couleur et l’apparence du chocolat. » De test en test, ils finissent par trouver un produit dont la saveur, la texture et l’usage s’apparentent à ceux du chocolat. Afin de marquer les esprits et d’évacuer toute ambiguïté, ils le baptisent « This Isn’t Chocolate ». Ils le présentent à des chefs qui le testent à leur tour, et parfois l’adoptent. Un apprenti d’une pâtisserie de Copenhague l’a même utilisé par mégarde pour les pains au chocolat et aucun client ne s’en est plaint !
« Au début, nous visions les restaurants, poursuivent les créateurs. Mais là où nous avons vraiment compris son potentiel, c’est lors d’entretiens avec les grandes entreprises de chocolat. Elles nous parlaient de leur inquiétude quant à l’approvisionnement à long terme en cacao. C’est une plante dont la culture a un fort impact négatif sur l’environnement. Le prix du cacao a flambé alors que la production a baissé. Les grandes entreprises de la filière sont à la recherche de nouvelles solutions. C’est sans doute la raison pour laquelle nous avons réussi à décrocher une réunion avec le patron d’une de ces compagnies. Il nous a contactés après un commentaire que nous avons posté sur LinkedIn sur le fait qu’au lieu de commencer à cultiver du cacao en Asie du Sud‑Est, il existait d’autres solutions plus intelligentes et plus durables. » On peut imaginer que, dans un futur plus ou moins proche, les barres de chocolat pourraient contenir en partie leur produit mélangé à du cacao, sans impact sur le goût. Rien n’est joué, mais c’est certainement à grande échelle que se trouve le débouché de This Isn’t Chocolate.
Voilà comment, depuis vingt ans – c’est peu à l’échelle de l’histoire d’un pays –, s’enrichit un écosystème développé autour de la gastronomie et de ses produits. La nordicité des débuts et ses copies ont laissé la place à des cuisines métissées et à l’émergence de start‑up de la food soutenues par des fonds publics ou privés. Un environnement ou la création s’émancipe à l’ombre des grands, « Nous sommes dans un pays où il est permis de prendre des risques », conclut Thomas Frebel de Noma. Quant à la qualité de vie, cette fameuse hygge, est‑elle aussi bonne qu’on le pense ? « Sauf pour l’hiver, je dirais que oui, précise Cristina Megias, directrice de la production de Noma Projects, originaire d’Espagne. Il me serait impossible de retourner dans mon pays et d’y exercer le type de travail que je fais ici à Copenhague. »
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