Au restaurant Paul Bocuse, un centenaire au goût de demain
Tel un phare qui ancre toujours la gastronomie tricolore comme une référence mondiale, la maison de Collonges-au-Mont-d’Or nous a confié sa recette pour composer avec le présent, sans renier le passé. Interview à quatre voix.
"Classique ou moderne, il n’y a qu’une seule cuisine, la bonne !" Tel un proverbe, cette phrase prononcée par Paul Bocuse résonne encore à Collonges-au-Mont-d’or, où l’emblématique maison du cuisinier du siècle affiche complet depuis le début de l’année. "C’est la meilleure saison depuis que le restaurant accueille ses convives" lance Vincent Le Roux, époux de la petite-fille Bocuse et attachant directeur de salle. La maison Bocuse souffle donc ses cent bougies, six ans après la disparition de celui que l’on appelle encore affectueusement monsieur Paul.
Tout a commencé en 1924, lorsque Irma Roulier, la maman de Paul Bocuse, reprend avec son époux Georges Bocuse l’établissement familial, l’Hôtel du Pont de Collonges. Un centenaire plus tard, la bâtisse aux murs rouge et vert en bord de Saône attire toujours le regard des curieux autant qu’elle attise la convoitise des gourmets. Au mois de mai dernier, le restaurant Paul Bocuse (4 toques) a pour la première fois ouvert ses portes même à ceux qui ne dînent pas. Et c’est un carton plein ! En un quart d’heure, toutes les places sont prises.
En coulisses comme en salle, on peut imaginer que tout a changé. Parce que le restaurant ferme deux jours par semaine. Parce que le nombre de couverts a été réduit à 80. Parce que des travaux d’envergure ont mis un terme à la fameuse tapisserie saumonée pour mieux faire entrer le soleil comme pour créer un couloir de lumière jusqu’en cuisine. Mais, en réalité, rien n’a réellement changé. La maison de gastronomie vibre toujours autant, portée par une âme et une ambiance indescriptibles. Une sortie chez Bocuse ne se savoure pas, elle se vit. Pour tenter de comprendre comment une adresse aussi mythique parvient à composer avec son époque tout en entretenant un patrimoine historique, nous avons cuisiné, ensemble, l’un de ses chefs Meilleur Ouvrier de France Oliver Couvin ainsi que son chef pâtissier, Benoît Charvet. Rencontre.
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C’est émouvant de vivre les 100 ans d’une maison aussi emblématique que celle de Paul Bocuse, non ?
Olivier Couvin : L’émotion démarre dès lors qu’on franchit la porte. Mais, je reconnais qu’on ne se rappelle pas toujours la chance qu’on a de travailler dans cette maison comme on y est présent tous les jours. Et pourtant, elle est tout aussi belle qu’à la plus grande des époques.
Vous souvenez-vous de votre tout premier jour ?
Olivier Couvin : Oui ! J’arrive à Collonges stressé et je découvre monsieur Paul sur la petite placette qui fait face à l’entrée. Il était installé sur un banc, comme tous les matins quand il y avait un rayon de soleil. Le chef me lance "Qu’est-ce que tu viens faire ici ?". Et je lui réponds "Je viens travailler pour vous". On est resté assis l’un à côté de l’autre, sans rien dire. C’était un moment hors du temps. Et au bout d’un moment, il me dit "Tu vas peut-être aller bosser maintenant !" (rires). Je suis parti travailler pour commencer près de 24 ans de collaboration.
Benoît Charvet : C’est une maison qui m’a toujours fasciné. Jamais je n’aurais imaginé un jour travailler ici, même lorsque je pâtissais au restaurant Georges Blanc (Gault&Millau Académie). La pâtisserie n’était pas mise en avant et donc je ne pouvais pas me projeter dans un projet qui me ressemblait. Un jour, Vincent Le Roux m’a dit "Si monsieur Paul était encore là, il n’accepterait pas ce que tu fais aujourd’hui, mais de là-haut il doit trouver qu’on fait du bon travail". Il a raison. Il y a un temps pour tout et ce n’était pas le bon timing pour cette pâtisserie à l’époque de monsieur Paul.
Ce n’est pas monsieur Paul qui vous a recruté, chef Couvin ?
Olivier Couvin : Non je travaillais au Col de Malval (Vaugneray), à 500 m de l’endroit où Paul Bocuse a réalisé son apprentissage chez la mère Brazier. Ma sœur qui travaillait à l’institut Paul Bocuse m’a engagé à envoyer mon CV au restaurant de Collonges, avec le sceau de l’institut. Et c’est Roger Jaloux qui m’a appelé (le chef aux fourneaux de la maison Bocuse, NDLR). Il m’a dit qu’il avait besoin de moi en Bourgogne et que je devais me tenir prêt dès qu’une place se libérerait à Collonges-au-Mont-d’Or. J’ai ainsi démarré en tant que demi-chef de partie à la rôtisserie.
En cuisine, quelles ont été les étapes clés depuis la disparition de monsieur Paul ?
Olivier Couvin : Quand on perd un tel guide, un tel père, on est inévitablement déstabilisé. On a été perdu durant six mois. Sur le plan émotionnel, cela a été difficile. Et culinairement aussi, car nous n’étions pas chez nous, et nous ne le sommes toujours pas. On s’est ainsi interrogé sur la façon dont on devait tenir la maison et les libertés que nous pouvions prendre, ou pas. À l’époque, je militais déjà beaucoup pour réduire le nombre de couverts. Je savais que nous pouvions augmenter les curseurs compte tenu de l’équipe de qualité que nous avions. Nous avons aussi décidé de fermer le restaurant deux jours de suite, les lundis et mardis. Nous pouvions ainsi avoir tous nos collaborateurs à nos côtés les jours d’ouverture. Nous avons bouleversé les codes de cette maison sans perdre son identité, celle d’une maison de famille.
Benoît Charvet : La pâtisserie faisait partie du plan de renouveau de la maison. Quand je suis arrivé en novembre 2019, tout était à revoir. Le restaurant était en décalage avec son époque sur ce plan. On m’a demandé de "changer sans rien changer" (rires). Cela consistait à s’ancrer dans l’ADN de la maison tout en apportant ma philosophie. Il a fallu engager un travail titanesque pour refaire les chariots de desserts, repenser le laboratoire, la vaisselle ou encore la carte en intégrant des desserts sans gluten ou sans lactose. Nous avons mis en application une pâtisserie raisonnée. La fraise au mois de décembre, c’est fini.
Comment avez-vous repensé le chariot de desserts sans le dénaturer ?
Benoît Charvet : Il fait partie de l’identité de la maison, mais il est important de resituer cette offre pour bien comprendre que l’on a longtemps associé la maison au chariot de desserts. Or, il s’agissait de quatre plateaux en argent sur lesquels étaient présentés de grandes pièces à partager. Mais, il n’y avait aucunement une desserte qui se baladait en salle. Puisque la légende était faite, j’ai décidé de créer un vrai chariot de desserts. Une grande première dans ma carrière. Nous avons ainsi engagé une réflexion autour du gaspillage en réduisant les portions. Nous avons aussi maintenu l’île flottante, qui constituait le dessert emblématique de monsieur Paul. Nous l’avons retravaillé de façon contemporaine sans changer la recette, si ce n’est l’ajout d’un caramel coulant à la vanille à l’intérieur du blanc d’œufs. C’est un service en salle qui le dépoussière, avec le flambage d’une opaline. On joue sur les températures et les textures.
Et vous avez mis en place des desserts à l’assiette qui n’existaient pas par le passé, c’est une véritable révolution !
Benoît Charvet : une évolution plutôt (sourires). Le mot révolution est trop intense. Nous poursuivons l’histoire, nous ne la changeons pas.
Depuis le début de l’année, vous affichez complet et il s’agit même de votre meilleure saison depuis l’ouverture de la maison en 1924. Quelle est la recette de votre succès ?
Olivier Couvin : L’expérience client doit être la plus magnifique possible ! Quand les convives repéraient monsieur Paul, leur bonheur était démultiplié. C’était quelqu’un de tellement charismatique. Étant donné son absence, on se doit d’être encore plus fort !
Benoît Charvet : Le nom Bocuse reste ancré dans les esprits. Quand on vient à Lyon, on réserve chez Bocuse comme quand on visite Paris, on ne manque pas la tour Eiffel. Nous essayons de faire perdurer tout ce qui constitue la force de la maison tout en nous inscrivant dans une nouvelle vision et une nouvelle dynamique. Et je pense que cela suscite l’intérêt !
Comment parvient-on à entretenir l’héritage de la maison Bocuse tout en la gardant d’actualité et moderne ?
Olivier Couvin : Nous ne réalisons pas une cuisine d’auteur, mais une cuisine de tradition française. Vous êtes touché par une sauce, un accompagnement, sinon un détail qui vous rappelle un souvenir d’enfant. Nous signons une cuisine d’émotions. Prenons l’exemple de la sole selon Fernand Point. J’ai mis quatre ans pour trouver la bonne version de la recette. Nous avons maintenu la sauce et le glaçage, mais nous avons oublié la tomate ou les champignons qu’on ne peut logiquement pas servir toute l’année. Toute la subtilité de notre exercice, c'est de changer les choses sans que cela se remarque. Nous avons également décidé d’inscrire la soupe aux truffes uniquement pendant la saison adéquate, ce qui nous a valu des insultes d’ailleurs. Nous avons changé le feuilletage, le consommé et la qualité des viandes et du foie gras. Personne aujourd’hui n’invente rien dans la gastronomie. Monsieur Paul nous avait acheté l’Escoffier. Je l’utilise encore aujourd’hui. Je change la carte quatre fois par an. Je bouge les codes à ce moment-là, mais il y a des plats qui resteront à jamais. Ils sont nos racines et autour d’eux, nous construisons et nous nous amusons, comme avec le foie gras des gones.
Comment en tant que chef, on inscrit son identité culinaire dans une maison aussi emblématique ?
Olivier Couvin : Je suis l’un des cuisiniers de Paul Bocuse. Dans une vie, certains accepteront de travailler pour une seule personne. En ce qui me concerne, j’ai décidé de collaborer avec le cuisinier du siècle. Cela me suffit ! Je n’ai pas besoin d’être placé en haut de l’affiche. Tout ce qui m’importe, c'est que cette maison rayonne encore 20, 30, 40 ans et même 100 ans. On ne peut pas vouloir être dans cette maison et envisager d’exister à titre personnel.
Vous n’ouvrirez donc jamais votre propre restaurant Chef Couvin ?
Olivier Couvin : Je ne dis pas que c’est une parole que j’ai faite à monsieur Paul, mais c’est tout comme ! J’aurais l’impression d’abandonner une maison et monsieur Paul. Bien sûr, elle peut tourner sans moi. C’est une maison qui nous est viscérale, même si ce n’est pas la nôtre.
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