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Menu à la carte ou à l'aveugle ?

Menu à la carte ou à l'aveugle ?

Sylvie Berkowicz | 12/04/2024

Du jour, du chef, en 5, 7 ou 18 séquences, unique ou à l’aveugle… Il devient rare dans les restaurants gastronomiques de trouver un menu qui nous laisse vraiment le choix. C’est le chef qui décide de tout, le restaurant n’étant plus simplement un lieu de partage et de convivialité, mais celui d’une «expérience totale» dont il est l’auteur.

Il n’y a plus guère que dans les brasseries ou dans les restaurants chinois qu’une longue liste de plats n’effraie pas les clients. Ces derniers ont pris l’habitude de voir des cartes de plus en plus réduites, quand il y en a encore… Un phénomène récent à mettre en regard des centaines de menus (américains pour la plupart) mis en ligne par la Bibliothèque publique de New York (NYPL). On y trouve des cartes françaises comme on n’en voit plus: 71 plats à la carte chez Maxim’s en 1906; une cinquantaine (dont 16 desserts) chez Taillevent en 1977; idem chez Troisgros, même en 1991. Mais le contexte est alors complètement différent. À commencer par les produits disponibles en abondance, quelle que soit la distance parcourue ou la saison. Manger des fraises à Noël n’effraie alors personne! En cuisine, il y a du monde pour assurer la préparation des plats, on bosse dur sans trop se poser de questions sur les heures et leur rémunération. Enfin, entre restaurants gastronomiques, bistrots et brasseries, la ligne de démarcation est claire; on ne parle pas encore de bistronomie, encore moins de cuisine d’auteur. Il existe bien une poignée de vedettes, mais dans la plupart des restaurants, le chef n’est pas au centre de la proposition. Depuis une bonne décennie, les médias, les réseaux sociaux, les préoccupations environnementales et sociales ont changé la donne et créé des chefs superstars et ce restaurant moderne et responsable où les cartes se réduisent et les menus se font uniques. Les coûts et les pertes sont ainsi mieux maîtrisés, la main‑d’œuvre – qui se fait de plus en plus rare – aussi et, enfin, l’ego du chef est servi par une démonstration qu’il contrôle du début à la fin du repas. Au client d’accepter d’embarquer et de se laisser porter, de consentir à aller au restaurant pour vivre une expérience globale où il perd finalement souvent la possibilité de choisir sa route.

Des arguments économiques et écologiques

Quand, en 2017, Mathieu Pérou a repris avec sa sœur Anne‑Charlotte le restaurant de leurs père et oncle, Le Manoir de la Régate, à Nantes, il a d’abord conservé une carte avec plusieurs menus. «Même si l’établissement était en perte de vitesse, il était hors de question de faire une transition trop violente et de risquer de perdre la clientèle d’habitués», explique-t-il. Nous avions déjà un réseau de petits producteurs, mais pas aussi approfondi que celui que j’ai aujourd’hui. Composé de microproductions qui ont du mal à vivre de leurs activités, il requiert beaucoup d’adaptabilité de notre part. Impossible de tricher et d’aller me fournir chez un grossiste. Ce serait trahir ma manière de cuisiner.» En 2018, il décide de laisser tomber turbot, bar et autres poissons dits nobles pour ne servir que des poissons d’eau douce. Il abandonne la carte et met en place un menu unique, lequel reflète exactement la pêche du jour ou de la semaine et, de surcroît, prévient le gaspillage. «Quand vous travaillez le silure, la lamproie, la brème, la perche ou le brochet, des espèces avec un délit de sale gueule, 9 fois sur 10 ça ne parle à personne et, à la carte, peu de clients les commanderaient. Il incombe à ma sœur ou au directeur de salle d’expliquer à nos hôtes que, chez nous, cette démarche est très identitaire. Ils se renseignent aussi sur les régimes particuliers – cela a déjà été fait une première fois au téléphone – et, à partir de là, en cuisine, on établit le menu en 3 (le midi seulement), 6, 8 ou 10 services, tel que choisi par les clients [et ce, pour l’ensemble de la table, NDLR].» Menu unique ne signifie pas forcément menu figé. Afin de tenir compte des particularités de chacun, le chef a toujours des options B, C ou D. Grâce à Anne‑Charlotte, qui note ce qu’ils ont mangé lors de leur dernière visite, Mathieu Pérou est même en mesure de proposer aux habitués quelque chose d’inédit. Quant à la gestion des goûts – ou plutôt des dégoûts –, il s’agit souvent d’être à l’écoute et de démêler certitudes et préjugés. La cheffe Alessandra Montagne a elle aussi fait évoluer son offre. Lorsqu’elle ouvre, en 2021, son restaurant Nosso, à Paris, neuf ans après Tempero, elle opte pour des plats à la carte. Un an plus tard, elle décide de se concentrer le soir sur un seul menu dégustation. «Financièrement, j’allais droit dans le mur, raconte-t-elle. La seule façon d’aller plus loin dans ma cuisine, d’affiner le trait, était de mettre en place ce menu.» Comme chez Mathieu Pérou, c’est en l’accompagnant que le convive adhère à la proposition. Souhaite-t-il s’abandonner au menu à l’aveugle ou préfère-t-il savoir? «Certains nous disent: je n’aime pas les fruits de mer! poursuit la cheffe, qui leur rétorque: D’accord, mais tous les fruits de mer? Parce que, justement, on vient de recevoir un magnifique homard de Bretagne. Et ils répondent: ah non, le homard, je mange! Il m’arrive même de les emmener en cuisine pour leur faire goûter une préparation. Ça m’a permis de faire des choses que je n’aurais pas tentées avant. Par exemple, un prédessert avec de la poutargue et du yaourt. Si j’avais mis ça dans une carte, personne ne l’aurait pris! Et si les gens n’aiment pas, ce n’est pas grave, on remplace.» Le menu imposé permet donc d’emmener des gens là où ils n’auraient jamais imaginé aller. Louable, mais est-ce toujours transparent? Chemin inverse pour Martin Maumet, du restaurant Oktobre, à Paris. Après avoir imposé le menu dégustation les vendredi et samedi soir, il est revenu l’année dernière sur cette décision en remettant des plats à la carte. «Déjà, on finissait toujours par faire un peu de carte pour les clients qui ne voulaient pas de dégustation, admet le chef. Et puis, en tant que cuisinier, je ne m’y retrouvais plus vraiment; ces soirs‑là, on automatisait un service un peu comme des robots. On savait combien on avait de portions, ce qu’on allait faire… Je trouvais qu’on perdait un peu le plaisir de cuisiner sur le moment. Économiquement, je me suis posé la question, parce que ça peut faire baisser le chiffre d’affaires. Mais j’ai quand même pris cette décision, car une table qui se contente d’un plat et d’un dessert à la carte mangera en quarante‑cinq minutes au lieu de deux heures, et libérera de la place pour d’autres. En salle, cela donne du temps pour se consacrer à ceux qui sont en dégustation, les accueillir, leur proposer des vins. Et au final, je n’ai subi aucune perte de chiffre d’affaires.»

Une question de génération ?

Beaucoup affirment avoir fait grandir leur cuisine grâce à ce menu dont ils choisissent toutes les données, maîtrisant la séquence, la continuité ou la rupture entre les plats et les goûts. Une quête de perfection souvent motivée par la course aux notes, toques et classements. Certains clients et critiques adorent cette prise en main; d’autres moins, irrités par cet itinéraire qui, la plupart du temps, est imposé à toute une tablée, qui commence à heure fixe et, pire encore, se termine parfois à heure fixe. Et même si le menu dégustation – quelle que soit sa longueur – est la voie royale pour entrer dans l’univers du chef, certains, malgré la contrainte économique, n’envisagent pas leur métier de cette façon. Question de taille de restaurant, de clientèle, mais peut-être aussi de génération. «Quand on fait un menu unique, on a une gestion de la marchandise qui est évidemment plus courte, moins de personnel, moins de pertes. C’est quelque chose qu’il faut entendre parce que c’est un vrai sujet, déclare Fréderic Vardon, chef du restaurant Le 39V, table chic et cachée du 8e arrondissement de Paris qui propose une belle cuisine française. Je n’ai pas fait ce choix, d’abord parce que j’ai un grand établissement. Je pense qu’un menu unique s’adapte à des lieux qui ont entre 25 et 35 places; moi, j’en ai 70. Cependant, c’est un débat que j’ai depuis longtemps avec mon collaborateur en cuisine, Erwann Bignier, certainement parce qu’il est d’une plus jeune génération. La carte d’un restaurant doit refléter la personnalité de celui qui l’a créée. Et je ne parle pas de savoir s’il va faire de la saint-jacques ou du bulot. Je parle d’hospitalité. Je ne sais pas recevoir avec un cadre strict. Heureusement qu’Erwann m’arrête, parce que, s’il ne tenait qu’à moi, il y aurait 12 plats de plus à la carte!» Laquelle comprend déjà une bonne vingtaine de propositions (entrées, plats et desserts), une formule le midi, un menu signature en 5 temps et quelques menus spéciaux célébrant un produit ou une occasion. «À mi‑chemin entre la carte et le menu unique, il y a eu pendant longtemps le menu-carte, poursuit Fréderic Vardon. Vous aviez 5 entrées, 5 ou 6 plats au choix pour tant d’euros, avec des suppléments pour le foie gras ou la truffe. Tout cela s’est réduit comme peau de chagrin jusqu’au menu unique composé de 2 petites entrées, 2 petits plats, 2 petits desserts. Je ne suis pas consommateur de ce genre de menu, car il ne correspond pas à mon idée du restaurant. Toute la journée, je suis comme tout le monde, régenté par mon téléphone, mes mails… Lorsque je me mets à table, j’ai envie d’être libre de choisir! Je veux manger – pourquoi pas? – un demi‑pâté en croûte, une demi‑salade de pieds d’agneau, un peu de soupe, un demi‑bar et un morceau de filet au poivre. Donc, dans mon restaurant, je refuse de mettre les gens dans un cadre!»

Le plaisir du client avant tout

Choix multiples ou choix unique, le dernier mot revient évidemment au client qui, aujourd’hui, ne se rend plus dans un restaurant sans savoir où il met les pieds. Même sous le coup d’une impulsion. Avant d’entrer, il visite le site internet et les réseaux sociaux, consulte les avis, voire sait déjà ce qu’il va commander… ou pas. Menu unique ou carte, ce qu’il espère trouver, c’est du plaisir. Les chefs ne disent pas autre chose. «On ne peut pas réduire le restaurant au nombre de ses plats, insiste Alessandra Montagne. Mais plutôt se demander comment le restaurateur peut survivre, acheter sa matière première, payer ses salariés. Et les payer bien.» Martin Maumet confie: «Le plus beau compliment qu’on puisse me faire aujourd’hui ne vient pas d’une personne qui a trouvé le menu dégustation incroyable. Non, il vient de quelqu’un qui est passé devant le resto, l’a trouvé beau et s’est installé pour un simple plat à la carte. Et qui, le trouvant super bon, a envie de revenir pour en découvrir un peu plus et prendre le menu dégustation.» Et Frédéric Vardon de conclure, par une pirouette: «Faire défiler des saveurs qui s’enchaînent pour procurer un plaisir aux clients, c’est tout à fait louable. Est-ce que c’est un restaurant ? Selon moi, la réponse est non. Est-ce que c’est une table? Oui.»

Cet article est extrait du magazine Gault&Millau #2. Pour ne pas manquer les prochains, abonnez-vous.

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