La nouvelle cuisine, que devient-elle depuis 1973 ?
Comme toutes les révolutions, celle-ci ne s’est pas faite en un jour. Et, si ce qu’on a appelé la « nouvelle cuisine » remonte à 1973, il y a exactement 50 ans, le mouvement qui en est à l’origine est à la fois bien plus ancien et profond. Dans la musique, le cinéma et la plupart des arts que l’on pourrait qualifier de divertissements, l’heure avait sonné quelques années auparavant, et les secousses se sont prolongées bien au-delà des années 1970. Et, aujourd’hui, où en sommes-nous ? Faut-il de nouveau renverser la table ?
La cuisine en 1973
C’est un choc pétrolier, mais la soif de liberté et l’envie de changement sont enclenchées depuis une dizaine d’années pour les baby-boomers, avec 1968 comme épisode symbolique. On sillonne les routes, on part en vacances, on s’arrête en chemin, au hasard, dans les auberges, dans les cafés de village. Pour choisir une table, on se fie à son instinct, aux conseils des magazines pour automobilistes, parfois à un article de journal. Les conservateurs – déjà –, qui ciblent un arrêt de prestige, consultent le Guide rouge, se fiant à ses étoiles. Pourtant, comme pour acheter un nouvel album de David Bowie, on veut désormais échanger, communiquer, sentir l’émergence d’une communauté dans laquelle on se reconnaît. Henri Gault et Christian Millau arrivent à point nommé : ils racontent ce qui se passe dans les restaurants, ils expliquent le pourquoi et le comment, ils prennent position. Sous leur plume, le cuisinier devient un acteur essentiel. Ce n’est pas toujours lui qui décide de l’intitulé du plat, mais c’est bien lui qui garnit l’assiette, avec son savoir-faire, son sens de l’assaisonnement, ses choix et sa maîtrise des cuissons. Gault et Millau parlent des plats plus que des rideaux en leur attribuant un sens – ce qui est nouveau. La « nouvelle cuisine », c’est avant tout la cuisine tout court, libérée des traditions domestiques, mise en avant dans sa dimension humaine et culturelle. Si le succès auprès des lecteurs est considérable, c’est aussi qu’il est relayé par les cuisiniers eux-mêmes. Enfin des gens qui s’intéressent à leur métier, à leurs envies ou même à leurs humeurs, qui en font des êtres humains, sensibles et pensants, pas seulement des soutiers et des robots appliquant à la lettre des consignes pesées au gramme près par une hiérarchie encore trop militaire. Paul Bocuse a été le premier à les sortir de leurs cuisines, Gault et Millau en font des chefs, de chair et d’esprit, capables de réfléchir et de faire progresser leur métier. Par cette incitation se révèlent des vocations et des personnalités, et naissent des dialogues. De ces échanges fructueux, Gault et Millau génèrent les dix commandements qui constituent le premier manifeste de la nouvelle cuisine. Bien sûr qu’il faut cuire moins et moins gras si l’on veut garder le goût juste et sain des aliments. Tout le monde le sait, mais personne ne le disait parce que la tradition commandait. Désormais, c’est le client qui dicte sa loi, et il s’appelle Christian Millau ou Henri Gault, ceux qui s’assoient à table et donnent leur avis sur le contenu d’une assiette. Glissement sémantique d’importance, le nom du propriétaire, celui qui paie les salaires et décide de tout, commence à s’effacer devant celui du chef. D’abord, parce que c’est, de plus en plus souvent, la même personne – les chefs commencent, eux aussi, à être entrepreneurs ; ensuite, parce que l’on comprend grâce à Gault&Millau que, s’il y a un artiste dans la maison, et dont il faut parler, c’est bien celui qui est au piano. Michel Guérard symbolise cette vague qui submerge le paysage : artisan intègre à la culture culinaire fabuleuse, il réinvente les classiques et s’affirme comme un créateur, une denrée qui n’existait pas dans le monde d’avant.
La cuisine de 1973 à 2000
Le restaurant est une scène, on y apprend. Pas seulement à manger, mais surtout à goûter. Chaque année, on attend le guide Gault&Millau avec impatience, à l’affût des chefs à connaître, des talents en devenir, des tendances. Chaque année, Gault&Millau annonce et représente la nouveauté. La France est un magnifique terrain de jeux, de balades, de découvertes, inépuisable sur le thème gastronomique. Dès 1979, le guide décerne un nouveau label, les Lauriers du Terroir, rappelant, sans être taxé de franchouillerie conservatrice, que la matière première du cuisinier doit (déjà) venir d’une production d’origine et de qualité. En 1980 est lancé le titre de Cuisinier de l’Année, dont le premier lauréat est Alain Chapel, qui, avec ses amis et contemporains – Georges Blanc, Bernard Loiseau, Marc Meneau, Jean-Michel Lorain, Jacques Maximin, Joël Robuchon –, représentent ces premières grandes figures d’une cuisine, mais aussi d’une restauration, moins figée, moins codée, que Gault&Millau accompagne et promeut. Moins d’une décennie plus tard, dans le sillage des précédents, le statut et l’aura du guide Gault&Millau grandissent encore lorsqu’il emmène ses lecteurs découvrir Pierre Gagnaire, Marc Veyrat, Michel Trama, Alain Passard, Guy Savoy, Régis Marcon, Michel Bras… En 1996, l’engouement et le vivier sont tels que le guide ouvre une nouvelle catégorie, les Grands de Demain, qui annoncent au public quels seront les grands noms que les autres guides reprendront plus tard, suivant l’adage qui date des années 2000 : « Gault&Millau découvre et Michelin consacre. » Parmi les Grands de Demain de cette époque, on relève les noms d’Éric Frechon (1997), Thierry Marx (1998), Philippe Etchebest (1999), Frédéric Anton (2000)… D’autres apparaîtront un peu plus tard, futurs Cuisiniers de l’Année, comme Pascal Barbot (2002), Arnaud Lallement (2005), Alexandre Gauthier (2007), Alexandre Couillon (2008)… Tracée par les pionniers, la cuisine, en trente ans, a bien sûr évolué. Quelles que soient son origine, son terroir, sa formation et ses convictions, chaque grand chef a pris le train, sinon de la nouveauté, au moins du renouvellement, y compris les Paul Bocuse, Roger Vergé, les frères Troisgros ou Paul Haeberlin, entre autres gardiens du temple et visionnaires. Les leçons de 1973 sont non seulement assimilées, mais aussi développées tous azimuts : Marc Veyrat invente la cuisine paysanne et pastorale, Régis Marcon a ses champignons, Michel Bras ses herbes, Alain Passard ses légumes ; chacun, comme Pierre Gagnaire ou Alain Trama, crée son propre univers. La nouvelle cuisine a, plus que toute autre réussite, changé les cuisiniers. De manutentionnaires et de soldats, elle a fait des artistes et des poètes.
La cuisine de 2000 à 2023
La restauration est désormais une scène internationale. Alain Ducasse défend la cuisine française dans un monde globalisé, les voyages au Japon se font dans les deux sens, Yves Camdeborde délaisse ses galons pour aller faire de la cuisine bourgeoise de haut vol dans un bistrot, comme Michel Guérard trente ans plus tôt dans le sens inverse. Les premiers classements mondiaux apparaissent, aussi absurdes que bancals, qui feront la gloire de Ferran Adrià et René Redzepi. Jamie Oliver anime des émissions joyeuses où il semble improviser une cuisine de marché, ouvrant la tendance durable d’une forme de droit à la paresse et à l’ignorance. Les premiers scrupules environnementaux s’immiscent dans les offices, renforcés par le désir du public de transparence et de traçabilité, après divers épisodes sanitaires comme celui dit de la « vache folle ». Les premiers produits bio apparaissent dans les années 1990, mais seuls le discours politique, les avertissements scientifiques et les menaces, principalement climatiques, finiront par peser sur l’engagement des cuisiniers et restaurateurs, en particulier chez les jeunes générations. Durant ces années apparaissent des modes qui n’existent pas, dans le sens où elles n’inventent rien qui ne soit déjà connu : la « fusion » (la cuisine nikkei, inspirée par des émigrants japonais au Pérou, est née au XIXe siècle) ; la « moléculaire » (faire cuire un œuf, c’est de la cuisine moléculaire, et l’utilisation de l’alginate de sodium pour faire des billes ou de la lécithine de soja pour faire mousser n’est pas un progrès inédit et remarquable) ; même la « bistronomie », si galvaudée que certains croient la pratiquer, comme M. Jourdain, en « revisitant » une tarte au citron. En 2023, les heureux Parisiens peuvent manger du houmous tous les 3 mètres, presque aussi souvent de la pizza, des ramens et des mochis. C’est à la fois plaisant et inquiétant, dans la mesure où ils ont moins facilement accès à une cuisine française simple, mais qui demande un minimum de connaissance et de préparation. Et demain ? Comme le déclarait un chercheur en sociologie de l’alimentation, non, on ne se nourrira pas avec des gélules, parce que, biologiquement, l’homme a besoin de saliver et de se faire plaisir en mangeant. Si l’être humain a cinq fois plus de papilles gustatives qu’un chien, c’est sans doute qu’il ne peut se satisfaire de manger des croquettes tous les jours. La nécessité d’une forme de jouissance par la nourriture est indissociable de sa dimension sociale. Où, comment, avec qui ? Le restaurant est le lieu idéal pour conjuguer le verbe aimer à tous les temps et à toutes les personnes, en donnant aux convives la sincérité et l’identité, le plaisir de choisir et de partager. Dès 1973, Henri Gault et Christian Millau célébraient la nouvelle cuisine. Cinquante ans plus tard, nous aidons les jeunes à s’installer via la Dotation, nous pointons le curseur sur 109 cuisiniers qui ont ouvert leur restaurant dans l’année, sur les Jeunes Talents et les Grands de Demain, toute une nouvelle génération, plus responsable et beaucoup plus mixte (enfin !), de ceux qui pratiquent la cuisine nouvelle, vertueuse, fière et respectueuse des producteurs et des saveurs, et qui pour autant n’oublient ni leurs racines ni leur culture.
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