Chez Degrenne, l’acier fait de la résistance
Le nom a un tel impact et bénéficie d’une telle notoriété que Degrenne, qui a réalisé la torche olympique pour le compte du groupe ArcelorMittal et non en son nom propre, est dans l’esprit de tous associé à ce symbole des Jeux de Paris 2024. Labellisée «Entreprise du patrimoine vivant», Degrenne est sur toutes les tables, aussi bien chez les chefs, souvent très bien toqués, que chez les particuliers. Success story, avec ses hauts et ses bas, d’une maison qui, grâce à un savoir-faire et à un faire-savoir uniques, rayonne depuis 76 ans.
Avec la régularité d’un métronome parfaitement réglé, Laurent attrape avec la main droite une pièce de métal, la glisse dans la presse – la 144 – qui, d’un coup sec, frappe ce qui n’est alors qu’un flan, la retire avec la main gauche et place dans un rack ce qui est désormais une fourchette, décor « Blois », l’un des best‑sellers de la maison. Et recommence, main droite, clac, main gauche… Ici, forme et fonction sont obtenues dès la première frappe – il en faut généralement plusieurs, suivant les modèles. En quatre ans, la machine va frapper pas loin de 3 millions de pièces.
Dans cette usine XXL de 35000 m² couverts (45000 m² en tout), il y a 53 presses – du « jamais vu », selon le directeur Nicolas Dessoude, arrivé il y a deux ans –, dont certaines ont été les témoins de la construction de l’usine (1967) et sont toujours en fonction. « Regardez, celle-ci date de 1986 – l’époque de l’URSS –, c’est elle qui frappe encore le plus de couverts. » Un parc industriel hors norme qu’il faut entretenir – sur les 300 personnes qui travaillent sur le site de Vire (Calvados), 18 sont spécifiquement chargées de la maintenance, 185 sont dédiées à la fabrication – et renouveler. Un robot passe justement dans l’allée, le plateau chargé de dizaines de bols en inox qu’il va déposer à quelques mètres afin qu’ils soient polis. On le gêne, il s’arrête, klaxonne, péremptoire, avant de repartir une fois le chemin dégagé. Passé, présent et futur, voilà sans doute la clé de la réussite d’une maison qui, 76 ans après sa création, semble mue par un dynamisme inoxydable, semble portée par une notoriété inaltérable.
Un génie derrière l’image du cancre
Commençons par casser un mythe, surtout pour les quadras et quinquas qui ont connu le spot publicitaire, diffusé à partir de 1978, jusqu’en 1987, récompensé en son temps par un Sept d’Or – le graal alors –, qui a marqué tous les esprits et largement contribué au rayonnement de la maison créée par Guy Degrenne en 1948. Monsieur Degrenne n’était pas un cancre. Il était même tout le contraire, à la fois brillant (diplômé de l’Essec) et visionnaire. Fils de forgeron installé à Sourdeval, dans la Manche, il a l’idée de génie de récupérer – ce n’est pas une légende – les pièces en métal des chars d’assaut de la bataille de Normandie laissés à l’abandon, le culot d’imaginer équiper un foyer français sur deux de pièces d’arts de la table en acier inoxydable. À la fin des années 1960, il fait quelques kilomètres, change de département et s’installe à Vire dans une usine dessinée par l’architecte André Masure, inaugurée par un tout jeune secrétaire d’État chargé de l’emploi, Jacques Chirac.
Coups de mou et coups de boost
Depuis, rien n’a changé, ou quasi. Façade de tôle ondulée, sculpture signée Arman, guérite de gardien classée, escalier en marbre et lustres, moquette, et même le bureau du patron, aujourd’hui occupé par Philippe Spruch, géant de la tech et actionnaire majoritaire depuis 2014. Si les années 1970 sont celles de l’expansion, les années 1980 sont celles de trois grands tournants : Guy Degrenne se lance dans la porcelaine, à Limoges et Alföld, en Hongrie, pour compléter son offre, développe la sous-traitance industrielle pour pérenniser l’activité et faire tourner les machines à plein régime, puis se retire et vend l’entreprise en 1987 à la holding Table de France. Actionnaires et repreneurs vont alors se succéder et se refiler une patate chaude qui, malgré la notoriété et le savoir-faire, malgré quelques collaborations qui donnent de jolis coups de boost – comme celle avec Philippe Starck en 2017, par exemple, qui a dessiné les collections de couverts et de vaisselle « L’E by Starck » et « L'Économe by Starck » – semble parfois sur un fil. Jusqu’à aujourd’hui où Philippe Spruch, et désormais ses quatre fils qui ont rejoint l’entreprise, affichent une volonté de faire de nouveau de Degrenne – qui, export oblige, a perdu le « Guy » au passage (guy, en anglais, veut dire « gars », incompréhensible pour une audience anglophone) – une entreprise familiale solide aux ambitions internationales.
Répondre à des demandes spécifiques
Tout doit être pensé, aussi bien par le studio de design que par le bureau d’études internes, pour que les clients, privés comme professionnels, de tous les pays, puissent se projeter dans une gamme de couverts et couteaux pensée par la maison. « Pour chaque nouvelle collection, ce sont environ 13 à 15 pièces – c’est-à-dire des moules ou des matrices – qu’il faut développer. Pour le marché américain, il faut absolument avoir un couteau à beurre, pour le marché asiatique, une cuillère à bouillon… autant de demandes spécifiques qu’il est impératif d’anticiper. » Ajoutez les demandes de couverts de services ou commandes spéciales des chefs… Sans oublier les commandes réalisées en sous-traitance pour des acteurs majeurs des arts de la table, qui n’ont pas l’expertise mais privilégient le « made in France », ou de l’industrie – parfois lourde. Impossible, confidentialité oblige, d’en savoir plus. On reconnaîtra simplement les cuves des robots Thermomix Vorwerk, la maison allemande a été un temps actionnaire et est restée un client très privilégié.
Estampage, laminage, découpage, émerisage, trempage, polissage, les étapes s’enchaînent, nécessitant toutes une expertise qui se transmet à une nouvelle génération, plus féminine notamment, grâce aux anciens. « Certains postes ne peuvent être parfaitement maîtrisés qu’après des années de pratique ; pour avoir le bon geste, sûr et régulier », insiste Frédérique Guibreteau, responsable de production des couverts. L’acier inoxydable prend forme et éclat. Modèles « Blois », « Verlaine », « Normandy », « Supernature », fourchettes et cuillères, de tous les formats, sont maintenant prêts à être emballés. Ici, ce sont les tout nouveaux couteaux monobloc « Le Phil » qui attendent d’être affûtés avant que la marque Degrenne ne soit gravée au laser sur la lame ; là, ce sont les cloches d’inox qui rejoignent enfin leurs théières en porcelaine blanche. Christine glisse sa carte dans la boîte, elle a procédé aux ultimes vérifications et contrôles. Depuis sa création en 1953, le modèle « Salam » est la première référence maison en matière de chiffre d’affaires. Il se dit qu’il s’en vend une toutes les vingt minutes.
Cet article est extrait du magazine Gault&Millau #5. Pour ne pas manquer les prochains, abonnez-vous.
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