Chefs, de cuisine et d’entreprise
Ils ont à peine ouvert un premier établissement que, déjà, ils en ouvrent un second. Qu’est-ce qui peut bien pousser ces jeunes chef(fe)s à explorer d’autres territoires culinaires, à imaginer de nouveaux concepts, alors même que la gestion d’un seul établissement est un défi quotidien ? Nous avons posé la question à trois d’entre eux, tous faisant partie du dernier livre 109 de Gault et Millau ; des « sangs neufs » qui, décidément, ont de la vitalité !
La Nantaise Lucie Berthier Gembara est certes connue pour sa cuisine, mais aussi pour sa participation à la saison 2022 de « Top Chef » et… son franc-parler ! En 2019, elle inaugurait son restaurant Sépia. En juin 2022, elle s’installait dans le food hall Magmaa, avec le kiosque éphémère Töste, où elle proposait des petits plats aux accents nomades, servis dans des tranches de pain brioché toastées. En décembre, elle ouvrait Popy, espace dédié aux hot-dogs « to go », un concept à l’image de sa cuisine : voyageuse, chaleureuse et généreuse.
Le Biarrot Matthias Leuliette, finaliste de « MasterChef » 2011, s’est frotté à de nombreux concepts culinaires avant d’ouvrir, fin 2021, Demain, une intime table gastronomique. De son séjour à New York, où il a cofondé Simply Hooked (trois restaurants de fish & chips, aujourd’hui fermés), il a gardé l’esprit d’entrepreneuriat ; de son passage chez Momo, à Londres, le sens du management. Fort de ces expériences, il vient tout juste d’ouvrir, avec François Genvrin (chef du Sushiwave), Fish Me, un petit pub de la mer qui propose des produits scrupuleusement sourcés : plateaux de fruits de mer, fish & chips, pintxos, et un menu du jour à petit prix.
Quant aux Parisiens Tiphaine Mollard et Romain Casas, ils ont ajouté un P’tit Deux à leur restaurant Deux, ouvert en septembre 2021. Un bar à vins situé juste en face, qui s’accorde parfaitement à leur identité de cuisine, celle des terroirs dont ils sont originaires, la Savoie pour Tiphaine, le Sud-Ouest pour Romain.
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La motivation ?
Tiphaine Mollard : « Nous avions cette idée en tête, parce que, le bar à vins avec tapas, Romain et moi sommes assez friands de ce genre d’endroits. Et puis, notre cuisine s’y prête, les fromages, les charcuteries qui font la renommée de nos deux régions. L’autre point est que, le soir, nous refusons très régulièrement des gens au restaurant. Du coup, ça nous permet de leur proposer une alternative ou de les faire patienter en attendant qu’une table se libère. »
Lucie Berthier Gembara : « La motivation, c’est de vouloir toucher à un autre exercice, à une autre discipline. Beaucoup d’opportunités m’ont été offertes grâce à “Top Chef”. Mais il faut vraiment faire attention à ne pas se perdre et à continuer à faire ce qu’on aime. Faire de la pub, devenir une bête de com, c’est possible, mais je suis avant tout cuisinière. C’était le cas avant “Top Chef” et c’est toujours le cas après. Je n’ai pas l’intention de déployer tout un concept de street food. »
Matthias Leuliette : « Demain, c’était l’opportunité pour moi de faire un projet très personnel – et très petit – dans le quartier Saint-Charles de Biarritz, où j’habite. Fish Me est né d’un esprit d’entrepreneuriat, l’envie de monter des projets avec des gens, des équipes. C’est aussi faire plaisir aux gens du quartier parce que nous avons fait le choix d’être accessibles. »
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L’opportunité ?
Tiphaine Mollard : « Nous avions l’idée en tête, mais nous n’avions pas prévu de le faire aussi rapidement. Le déclencheur, c’est quand nous avons su que le local en face était à vendre. C’est quand même une opportunité assez rare qui nous permettait, en utilisant la cuisine du restaurant, d’étoffer l’offre du bar à vins. »
Matthias Leuliette : « Durant les travaux pour Demain, Nadine, qui tenait la rôtisserie du quartier, était venue me voir pour me dire qu’elle en avait un peu marre. Je lui avais dit “Viens me voir si tu souhaites prendre ta retraite…” Et puis, avec François, qui a Sushiwave juste à côté, l’association a été naturelle, même âge, même parcours. Nous avons tous les deux beaucoup voyagé et, avec les sushis, il est directement sur le produit de base de Fish Me. »
Lucie Berthier Gembara : « Chez Magmaa, on m’a offert la cuisine pour pouvoir exploiter le stand, je n’ai eu absolument aucun investissement à mettre. En revanche, j’ai dû racheter un local pour faire la production de Töste, et donc, pour le faire vivre à 100%, j’y ai mis Popy. C’est une logique financière ; sinon, ce n’est pas forcément ce que j’aurais fait. J’aurais préféré, par exemple, agrandir Sépia… Mais, dans la mesure où l’on n’a pas de place assise, je ne considère pas Popy comme un second restaurant. C’est une échoppe de street food. »
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Le concept ?
Matthias Leuliette : « Les gens mangent aussi bien à Fish Me qu’à Demain ! Par exemple, ce matin, j’ai fait une pâte à pain pour une pissaladière en entrée, le plat était du lieu de la criée de Saint-Jean-de-Luz, avant une tarte tatin en dessert. C’est frais, c’est maison et les gens mangent pour 16 € ! Ils sont trop contents que nous soyons ouverts en hiver et viennent en famille. Le sens d’un restaurant est de créer du lien. Avec les fournisseurs, avec les équipes et avec les clients. »
Tiphaine Mollard : « Au niveau des produits, nous travaillons avec les mêmes fournisseurs qu’au restaurant. Pour les vins, avec les mêmes vignerons, mais en choisissant différentes cuvées. Côté cuisine, notre signature ce sont les croquetas, que nous avions au restaurant et qui marchaient très bien. Du coup, nous les avons enlevées de la carte et les avons déclinées en six recettes différentes pour le bar à vins, toujours dans l’idée de mélanger nos deux terroirs. Par exemple, dans une croquette au jambon de pays du Sud-Ouest, nous mettons aussi du beaufort. La carte change tous les trois mois, alors que celle du restaurant, plutôt tous les mois et demi. »
Lucie Berthier Gembara : « Popy, c’est le souvenir de l’année que j’ai passée à San Diego, aux États-Unis. Je me gavais de hot-dogs. J’ai dû en tester 150 variétés différentes ! Je n’irai jamais faire un truc que je ne connais pas, que je n’ai pas expérimenté ou dont je n’ai aucun souvenir. Le pain est fait avec une farine Khorasan, un blé ancien qui est naturellement sucré. Il y a les bases, les condiments, et trois ou quatre sauces différentes par sandwich. C’est un petit hot-dog, pas très cher, mais c’est quand même super recherché. »
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La rentabilité ?
Thiphaine Mollard : « Nous avons eu la chance d’être suivis par la même banque que pour le Deux et de pouvoir acheter le fonds de commerce avec la trésorerie du premier restaurant. Donc nous n’avons pas eu à faire d’apport personnel. En termes de rentabilité, c’est effectivement plus facile ; en revanche, c’est plus dur de faire venir les gens. Le restaurant est une adresse de destination, alors que le bar à vins doit s’inscrire dans les habitudes des gens du quartier. Ça prend un peu plus de temps. »
Lucie Berthier Gembara : « Les coûts peuvent être huit à dix fois moindres que sur un restaurant classique, il n’y a pas besoin de personnel puisqu’il n’y a pas de restauration assise, donc beaucoup moins de charges. De vous à moi, aujourd’hui, je fais quasiment les mêmes caisses en street food que sur Sépia pour deux ou trois fois moins d’investissement et de main-d’œuvre. Mais nous ne sommes quand même pas sur les mêmes produits. »
Matthias Leuliette : « Chez Demain, le ticket s’établit aux alentours de 80, 90 €. Chez Fish Me, il se situe sous les 20 €, ce qui fait qu’il faut être plus précis, car si vous donnez 20 g de plus par portion sur un poisson, avec le volume ça change la donne. Alors que, chez Demain, il peut y avoir une marge d’erreur. Et puis maintenant, il faut tenir compte des applications comme Uber, ça aide quand on arrive sur du “fast casual”. Ça fait carrément partie du business plan. Aux États-Unis, cela représentait 40 % du chiffre pour le premier Simply Hooked ; sur le deuxième, c’était passé à 60 % ! »
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Chef ou entrepreneur ?
Lucie Berthier Gembara : « J’apprends tous les jours à devenir entrepreneure et ça n’est pas ce que je préfère. Je suis restauratrice, je suis cuisinière et, pour moi, ce sont deux choses distinctes. Le chef cuisinier n’a pas forcément besoin de se faire accompagner sur la gestion d’entreprise ; en revanche, c’est impératif pour le chef propriétaire ! Alors, je m’entoure un petit peu plus, parce que c’est plus compliqué pour moi. »
Matthias Leuliette : « Un chef de cuisine, c’est aussi un chef d’entreprise. Ça, je l’ai appris en Angleterre, quand je travaillais chez Momo pour Mourad Mazouz. La première chose qu’on vous demande quand vous êtes chef de cuisine, c’est de fixer le budget nécessaire pour payer les gars en cuisine, gérer les ressources humaines et établir un plan économique à court, moyen terme et long terme, pour viabiliser l’entreprise. J’ai bien compris que nous étions un maillon essentiel. Mais je ne suis pas certain qu’à l’école hôtelière, en France, on prépare les chefs à devenir aussi des entrepreneurs et, selon moi, c’est une erreur. »
Sépia 1 bis, quai de Turenne // Popy 7, rue Bon-Secours, 44000 Nantes
Demain 1, rue du Lycée // Fish Me 1, rue du Lycée, 64200 Biarritz
Deux 58, rue de la Fontaine-au-Roi // P’tit Deux 57, rue de la Fontaine-au-Roi, 75011 Paris
Lire l’avis de Gault&Millau sur Sépia
Lire l’avis de Gault&Millau sur Demain
Lire l’avis de Gault&Millau sur Deux
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