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Les multifacettes du vin géorgien

Les multifacettes du vin géorgien

Bérénice Debras | 23/04/2024

Huit fois millénaire, le vin géorgien a connu bien des soubresauts liés à l’Histoire. Dans cette ancienne république soviétique, l’œnotourisme se développe aujourd’hui autour de petits et grands vignobles où les raisins sont travaillés de façon classique ou en kvevri, jarre de terre cuite. Bu dans une corne de bélier ou de mouton, le vin murmure alors les légendes du pays à qui veut bien les entendre.

Balayons d’emblée les malentendus. La Géorgie n’est pas celle que vous croyez. Oubliez Atlanta aux États-Unis et cherchez Tbilissi, la capitale, sur un atlas. On vous aide un peu: le pays – et non l’État, donc – est au bord de la mer Noire, dans le Caucase, coincé entre la Turquie et la Russie. Vous y êtes ! Attention, vous risquez de ne plus vouloir en repartir… Où d’autre a-t-on vu des douaniers offrir une bouteille de vin aux touristes à peine débarqués de leur avion? C’était en 2015 puis en 2019, lors d’une campagne de promotion du pays qui défraya la chronique. Ce cadeau insolite résume à lui seul cette contrée à l’hospitalité aussi généreuse que débordante. Il célèbre surtout sa longue histoire d’amour avec le vin. En 2017, des fouilles archéologiques livraient des traces de vinification datées de 8000 ans, retrouvées dans des jarres en céramique à 50 kilomètres de Tbilissi. Berceau de la viniculture, la Géorgie compterait par ailleurs 525 cépages autochtones – dont seulement une quarantaine seraient cultivés aujourd’hui. Tout l’or de la Colchide n’est rien à côté! À titre de comparaison, la France, huit fois plus grande, ne totalise que 210 cépages autorisés.

La Géorgie se distingue également par une méthode vinicole classée à l’Unesco depuis 2013. Son nom imprononçable, kvevri, fait la fierté des Géorgiens. Évoquant une jarre, ce récipient en terre cuite de forme ovoïde est fabriqué à la main selon un art rigoureux. Il est ensuite enterré dans un marani (chai) accueillant le jus de raisin (avec peaux et, parfois, rafles) pour la fermentation et l’élevage du vin (entre trois et huit mois).

Un renouveau depuis les années 2000

Cette méthode donnerait une texture et un goût spéciaux, selon la journaliste Alice Feiring, la "papesse" américaine du vin nature. Ses livres ont d’ailleurs grandement aidé à imposer les cuvées du Caucase chez les cavistes de Brooklyn et au-delà. «La première fois que j’ai goûté à un vin géorgien en kvevri, il était brut et direct, raconte-t-elle. J’avais la sensation indéniable du passé et d’une histoire vieille de 8000 ans. J’y sentais toutes les émotions du vigneron. La viticulture, ici, ce n’est pas un métier, c’est dans le sang.» En Géorgie, les vins nature sont en plein boom. De vieux sages et des jeunes pleins de promesses se plongent dedans. «À mon premier voyage en Géorgie, il y avait 5 ou 6 vignerons qui les commercialisaient. Aujourd’hui, ils sont environ 180 et les femmes sont de plus en plus présentes », s’enthousiasme la journaliste. Ce renouveau pour le vin en kvevri date des années 2000. Il fallait peut-être revenir à l’essentiel après des années chaotiques. Car, soyons franc, l’étiquette "Géorgie" était plus souvent associée à de la piquette qu’aux grands crus. La faute aux communistes, le pays étant tombé dans l’escarcelle soviétique en 1921. Les quotas de production irréalisables imposés par Moscou poussèrent à privilégier la quantité à la qualité. Les cépages furent réduits à deux principales variétés, rkatsiteli (blanc) et saperavi (rouge), cultivés et produits de façon intense (ajouts de sucre, d’eau et autres substances inclus) pour étancher la soif de l’Homo sovieticus des 15 républiques de l’URSS. Sorti des usines, le pinard était si mauvais, dit-on, que les Géorgiens n’en servaient pas à leurs invités de peur d’être impolis ! En 1985, la "loi sèche", imposée par Gorbatchev pour lutter contre l’alcoolisme, fait baisser la production. Viendra la chute du communisme (1991), les guerres contre l’Abkhazie séparatiste (1992) et la Russie (2008) et la "révolution des roses" (2003). La tête (et les bras) n’était pas vraiment dans les champs…

©Martin Bruno

Du vin dans chaque famille

Et pourtant. Il en fallait plus à la Géorgie pour oublier le vin. Si on avait du mal à le commercialiser, on le produisait au moins pour soi. Chaque maison a en effet son marani, un lieu quasi sacré. Tous les Géorgiens, ou presque, naissent vignerons, même en ville. La moindre parcelle est vendangée pour son vin de famille. Peu importe la qualité du jus de treille, il coule dans les veines et à table. Il inonde les supras, banquets orgiaques rythmés par les toasts du tamada, garant de la bonne ambiance, tout un art. Pour ces fêtes, on compterait alors, selon la tradition, entre 3 à 5 litres par invité! Sans surprise, la vigne et ses représentations s’invitent partout, jusque dans les églises. Elles se répandent aussi autour, comme au monastère d’Alaverdi, en Kakhétie, où le père Davit a relancé la production ancestrale en kvevri, aidé par trois autres prêtres et un œnologue. «Dans la liturgie, le vin symbolise le sang de Dieu, dit-il. Il doit être le plus naturel possible, sans ajout ni sucre.» L’ecclésiastique s’intéresse de très près au sujet. Il a même organisé un colloque sur le vin nature! Enrobées de prières, ses cuvées renouent avec la tradition des lieux – «depuis 1011», lit-on sur les étiquettes.

Ces breuvages se dégustent en face du monastère, à Badagoni Home, après la visite de la cathédrale du xie siècle. Pour Mamuka Kikvadze, la culture du vin est bel et bien enracinée en Géorgie. Né d’un père prêtre orthodoxe, il a grandi à l’église et fut peintre d’icônes avant de se lancer, il y a quinze ans, dans la production de son vin naturel, Samtavisi Marani, en kvevri, dans la région de Kartli. «Ce n’était pas un changement de voie, mais une continuation. La religion et le vin sont liés et font partie de l’identité du pays. Vous connaissez la légende de sainte Nino? » Bien sûr: après avoir vu la Vierge, au ive siècle, Nino aurait introduit l’Évangile en Géorgie et converti la famille royale. Elle aurait fabriqué une croix à partir d’un cep de vigne, fendu en deux, attaché à l’aide d'une mèche de ses cheveux…

Des vins de plus en plus qualitatifs

À quelques kilomètres de là, le Champenois Bastien Warskotte a fondé Ori Marani ("deux caves") en 2017 avec sa femme géorgienne Nino, un clin d’œil à leurs deux modes de production, classique et en kvevri. «Lors d’une dégustation d’assemblages, je préfère toujours le vin en barrique, précise-t-il. Les kvevris apportent, selon moi, plus de texture et gomment les rondeurs et l’acidité.» Bastien Warskotte achète ses raisins dans cinq régions différentes. «Nos vendanges s’étalent souvent en longueur. Entre deux parcelles à 300 kilomètres à vol d’oiseau, il y a parfois deux mois d’écart en maturité de raisins. C’est singulier.» Il pratique les assemblages en utilisant la méthode champenoise, remplace le sucre par du jus de raisin, et produit 20000 bouteilles par an. Autant dire une broutille comparée aux 350000 bouteilles annuelles du Château Mukhrani, propriété du businessman suédois Frederik Paulsen. «Nous exportons 60% de nos vins, avance l’Allemand Patrick Honnef, PDG et directeur technique du Château Mukhrani. La Chine est un bon marché, de même que la Pologne. L’Europe est plus timide.» Sur ces terres balayées par des vents aussi forts que le mistral, on a replanté du saperavi et des cépages autochtones et, enfin, obtenu la certification biologique. «Nous visons la qualité et un marché super premium, poursuit Patrick Honnef. Mais la Géorgie a encore du mal à se positionner sur le marché international. Elle se concentre sur les vins en kvevri, qui ne représentent que 3% de la production totale du pays. C’est un marché de niche. Par ailleurs, la Géorgie est restée très dépendante de l’ancien marché des républiques soviétiques, habitué à des vins rouges demi-secs ou doux.» Mais quid alors de l’embargo de la Russie sur les vins géorgiens instauré en 2006? «Cela a poussé les producteurs à aller vers plus de qualité et à se tourner vers d’autres marchés. Cela a eu du bon finalement », conclut le dirigeant du Château Mukhrani. Le Château Mukhrani n’est pas le seul à relever la qualité.

Dans la région de Kakhétie – qui représenterait à elle seule près de 95% de la production commerciale de vin –, Vazisubani Estate se place sur le haut de gamme. Il a tout pour – même le petit "château" de style anglais, entièrement rénové et transformé en hôtel-restaurant, le plus chic du coin. Idem pour Tsinandali Estate, ancienne propriété du prince Alexander Chavchavadze (1786-1846), entourée de vignes et haut lieu culturel. Pouchkine, Lermontov et même Alexandre Dumas passèrent par ses salons. «Le premier piano à queue du pays a résonné ici, précise George Kharabadze, PDG de Tsinandali Estate. Le prince a introduit des méthodes européennes viticoles et a embouteillé pour la première fois le vin en Géorgie.» Les bouteilles… La collection du prince en compte encore 16500, d’ici et d’ailleurs. Parmi elles, un miraculeux flacon Château d’Yquem de 1861! Sa cave et sa demeure sont devenues un musée que l’on visite avant de parcourir les vignes, de faire une dégustation ou de dormir sur place, à l’hôtel Radisson Collection. Le domaine a récemment accueilli le colloque du Grand Jury européen. «Une reconnaissance pour nous », se félicite George Kharabadze. «La Géorgie produit annuellement plus de 190 millions de litres de vin (sans compter la production familiale pour la consommation personnelle, difficile à évaluer); ce n’est pas pour rien que certains affirment que le mot “vin” serait dérivé du géorgien ghivno», écrit Christophe Lavelle dans son livre À la découverte des vins géorgiens (Éd. Apogée, 2023). Pour certains, le vin est une jolie revanche sur la vie. Né dans une famille très pauvre d’Ateni, Soso Tsikaridze a travaillé dans la construction en Russie. Quand tous les villageois arrachèrent leurs vignes, il en planta sur des terrains gagnés sur de la roche noire et employa les plus démunis. Les vins Ateni Terraces, cultivés en terrasse et certifiés bio, commencent seulement à être commercialisés. Soso Tsikaridze est à deux pas de l’ancienne usine qui produisait le vin préféré de Staline, le chinuri. Ironie de l’histoire, le site sera bientôt remplacé par les piscines d’un Aquapark… À Lopota Lake Resort & Spa, l’eau et le vin font bon ménage. Au pied des montagnes, autour d’un lac, l’hôtel est entouré des vignes du Château Buera. Ana Maisuradze, au français parfait, a hérité de la passion de son père et cultive cette adresse d’œnotourisme avec ferveur. Il y flotte une ambiance singulière. Dans les brumes du petit matin, le lieu est magique, ressemblant à une estampe japonaise. Peut-être aussi parce que le père d’Ana repose en paix au milieu des vignobles qu’il continue à surveiller. Le vin, en Géorgie plus qu’ailleurs, est le cycle de la vie.

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