La revanche du ratafia
Rien ne se perd, en champagne encore moins qu’ailleurs. Et, bien souvent, l’écoresponsabilité prend sa source dans des usages ou des produits que l’on croyait avoir oubliés. La preuve avec le ratafia, boisson ancestrale qui connaît un véritable retour en grâce dans la région.
« Dans le village, il n’y a pas un vigneron qui ne fasse pas son ratafia ! » assure Cédric Moussé, ardent défenseur de ce produit et vigneron ultra-engagé pour l’environnement. Son village, c’est Cuisles, dans la vallée de la Marne, où la famille Moussé fait du champagne depuis quatre générations. En bordure du haut toit de sa cuverie s'aligne une rangée de dames-jeannes. Pas là pour faire joli, même si le coup d’œil vaut la peine, mais sa façon à lui de faire vieillir l’un de ses deux ratafias (l’autre est à l'abri, en fûts), le « Rooftafia », comme il l’appelle.
Le ratafia, qui est produit dans toute la France et dont la recette s’adapte aux productions locales (on y met ce qu’on a sous la main), est en gros un jus de fruits auquel on ajoute une eau-de-vie pour stopper la fermentation. Le ratafia champenois, qui bénéficie d'une IGP depuis 2015, doit, pour mériter son nom, être élaboré et vieilli selon un cahier des charges précis. Il est donc uniquement fabriqué avec des moûts de raisin qui n’entrent pas dans les cuvées, et qui sont issus des territoires liés à l’appellation d’origine contrôlée « Champagne », auxquels on ajoute une eau-de-vie de vin, une eau-de-vie de marc, un distillat de vin ou un distillat vinique. À chaque vigneron sa recette, sa façon de distiller, dans l’alambic communal, chez lui ou encore chez des prestataires, mais sa fabrication doit se faire dans un délai de 20 jours après la date de pressurage des raisins entrant dans la composition des moûts.
Enfin, il doit afficher un degré d’alcool compris entre 16° et 22°. Tous les ratafias champenois commercialisés passent en commission, dégustés à l’aveugle par un jury de 15 personnes. Aujourd’hui, ce produit méconnu sort du placard, et il intéresse de plus en plus de consommateurs, de distributeurs, vignerons et maisons de champagne qui ont flairé la bonne affaire.
Un produit très convoité
Voilà donc un nouveau souffle pour ce spiritueux séculaire, qui est défendu depuis plus de quinze ans par Claude Giraud (Champagne Henri Giraud), fondateur et président de l’Association des producteurs de ratafia de Champagne, aujourd'hui remplacé par Alexis Leconte (Champagne Xavier Leconte). « Alors qu'en 2022 nous n’étions que 128 adhérents, poursuit Cédric Moussé, très actif au sein de l’association, nous sommes aujourd'hui 408 producteurs de ratafia champenois. Nous produisons plus de 8 000 hectolitres, une quantité qui augmente significativement, puisqu’elle ne dépassait pas 2 800 hectolitres l’année précédente. Le produit est vraiment convoité. Je refuse des acheteurs tous les jours. »
Dans la cuverie de la Maison Boizel se trouve désormais une cuve destinée à recevoir le précieux liquide, qui descendra ensuite en cave pour vieillir dans des fûts de chêne. « Notre grand-père faisait du ratafia, mais mes parents avaient arrêté pour se concentrer sur le champagne et parce qu'il y avait alors peu de débouchés, explique Florent Roques‑Boizel, à la tête de la maison familiale depuis 2019. Ça nous a intéressés, mon frère Daniel et moi, de renouer avec des produits traditionnels et différents de la Champagne. Nous avons vu ça comme un espace de liberté. Et, à partir de la vendange de 2020, nous avons commencé à faire du ratafia. Nous sommes partis d’une feuille blanche. Nous avons beaucoup dégusté, échangé avec des confrères qui en faisaient, et j’ai constaté que certains avaient des idées très arrêtées : “Il ne faut pas faire de chardonnay, il ne faut pas faire de pinot, etc.” Finalement, nous nous sommes concentrés sur ce qui caractérise notre maison. Nous nous sommes fixé sur un assemblage de meunier et chardonnay. »
Le terroir dans sa diversité
Boizel ne distille pas la fine qui entre dans ce premier ratafia, mais il sélectionne les rebèches, les jus de pressurage aux pressoirs. Une première production a été mise sur le marché en octobre 2023, sous le nom de RNV pour Ratafia Nouvelle Vague, environ 6 000 bouteilles de 50 cl, le format habituel du ratafia champenois. « Même si c'est une niche, on constate un réel intérêt pour tout ce qui est connexe au champagne, les coteaux-champenois, le ratafia… Je ne sais pas encore si ça se confirmera commercialement, mais les gens aiment qu'on leur parle du terroir dans sa diversité. » On observe la même demande de la part des chefs qui, dans la région, cherchent à présenter le plus possible de produits issus de ce terroir dans leurs restaurants.
« Le ratafia, c'est aussi une poule aux œufs d’or pour les maisons de champagne ! lance sans détour Cédric Moussé. Elles achètent du raisin 7 € HT pour 1,2 kilo [le poids nécessaire pour 75 cl, NDLR] et vendent une bouteille de champagne en moyenne 20 € HT. Avec les déchets qui ne coûtent rien, elles font par ailleurs du ratafia qu’elles vendent environ 12 € les 500 ml. »
Sur les tables gastronomiques
Chez Bonvalet, jeune maison de champagne qui a ouvert récemment sa distillerie, on fait du ratafia, mais pas que. La gamme de spiritueux, entièrement bio, comprend également un gin, un New Make de pur malt et un whisky actuellement en cours de maturation. Bonvalet distille ses propres produits, mais le fait aussi à sa façon pour d’autres, mettant à leur disposition son alambic de pointe, une pièce unique fabriquée par Holstein. Est-ce à dire qu’on est en manque d’équipements dans la région ? « Non, je ne crois pas, répond Guillaume Bonvalet. Il y a de gros opérateurs [Goyard, Grap’Sud, Rafidin, NDLR] qui traitent à grande échelle. Le secteur est assez concurrentiel, mais avec 150 000 tonnes de sous-produits qui doivent être traités tous les ans, il y a du travail pour tout le monde ! Nous considérons que nous sommes complémentaires, car nous ne faisons que du sur-mesure. Cette demande de la part des vignerons et maisons de champagne, nous l'avions identifiée avant qu’elle n’apparaisse. On a senti que le vent tournait et on voit maintenant arriver des ratafias de dégustation sur des tables gastronomiques, avec des assemblages, des monocépages… Nous nous inscrivons dans ce courant. »
Savoir faire du champagne ne signifie pas forcément savoir faire des eaux-de-vie ou des spiritueux. C’est la raison pour laquelle Guillaume Bonvalet propose, en plus de son alambic de compétition, un savoir-faire, lui qui a obtenu un diplôme de maître distillateur, formé auprès de Daniel Haesinger, grand spécialiste des eaux-de-vie de fruits.
Et le goût, dans tout ça ? Est-il, comme l’affirment certains, plus fin et moins rustique qu’auparavant ? Question de matière première sans aucun doute, mais aussi de distillation. À chacun sa méthode permettant de produire un ratafia unique et spécifique, différent de celui du voisin. Selon le bois utilisé (s’il s'agit d’un alambic chauffé au bois), selon les températures, selon le temps de chauffe… « Mon ratafia, c'est celui de mon grand-père Edmond, déclare fièrement Cédric Moussé. On utilise une méthode de distillation que l'on se transmet de génération en génération. Certains cuisent en deux heures, moi, je le fais en quatre. La meilleure façon de le déguster ? L’“Edmond ratafia”, vieilli en barrique pendant deux ans, fonctionne bien en apéro ou digestif. Le “Ratafia sur le toit”, celui des dames-jeannes, plus complexe, est parfait sur un fromage assez puissant, un maroilles, un bleu… ou même avec un cigare. » S. B.
La Champagne, une région exemplaire
La Champagne serait-elle la région viticole la plus vertueuse de France ? C’est probable, car c’est obligatoire : rien ne se perd en Champagne. Ici encore moins qu’ailleurs, grâce à un cahier des charges défini par le Comité interprofessionnel du vin de Champagne – le CIVC qui, avec rigueur et vigueur, protège l’appellation. La filière s’est engagée il y a vingt ans dans une vaste démarche d’écoresponsabilité, faisant même de la célèbre région viticole la première au monde à avoir effectué son bilan carbone – et ce, dès 2002. Depuis plus de vingt ans, des investissements importants ont été effectués pour mettre en place des mesures concrètes, comme des systèmes d’épuration des effluents vinicoles, la collecte des bidules, capsules et bouchons en liège usagés issus du process d'élaboration, l’allègement des bouteilles et des emballages, etc. Aujourd'hui, 92 % des déchets de la viticulture champenoise sont traités et valorisés. Marcs, bourbes et lies sont dirigés vers la filière distillation, qui les transforme en spiritueux, bioéthanol, huile de pépins de raisin, engrais, compost, alimentation animale…
Au vignoble, les bois issus de la taille de la vigne sont broyés et réincorporés au sol. Depuis dix ans au moins, 99 % des pressoirs et des cuveries de Champagne traitent et recyclent les eaux d’effluents, des aires étanches accueillant des cuves de rétention des eaux de pluie ont été installées dans de nombreux endroits… « On est en train de vivre une formidable révolution ! s’enthousiasme le viticulteur-vigneron Cédric Moussé. Le vignoble et le négoce vont dans le même sens. On vient de doubler le budget de l’interprofession, avec 90 % de ces sommes dédiées au développement technique. Un boulot incroyable vient d’être mis en place pour éviter tout ce qui est impactant pour la planète et donc nuisible à l’appellation Champagne sur le long terme, avec un objectif zéro désherbant pour toute la Champagne en 2025, et la neutralité carbone pour 2050. »
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