Histoire de transmission - Jean-François Rouquette et Amélie Darvas
L’apprentissage est un moment clé dans la vie d’un ou d’une cheffe. C’est souvent très jeune, vers l’âge de 15 ou 16 ans, qu’un élève entre en contact avec la réalité du métier qu’il a choisi et pour lequel il se forme. De maison en maison, l’apprenti va se frotter à des personnalités diverses, des contacts plus ou moins bienveillants. Il va aussi forger les bases de ce que sera sa future cuisine, quand viendra le temps de l’imaginer. À l’occasion d’un quatre mains réunissant Jean-François Rouquette, le chef du restaurant Pur’ (4 toques) de l’hôtel Park Hyatt Paris, et Amélie Darvas, d’Äponem (3 toques), son restaurant ouvert dans l’Hérault en 2018 avec sa complice Gaby Benicio, le chef et son ex-apprentie reviennent sur cette expérience marquante. Pour tous les deux…
Gault&Millau : Amélie, quel souvenir gardez-vous de votre arrivée dans la cuisine de Jean-François Rouquette ?
Amélie Darvas : C’est la première maison dans laquelle j’ai travaillé. Le chef avec lequel on travaille pour la première fois, c’est extrêmement important. Ce qu’il dégage, la façon dont il travaille, la façon dont il pense et dirige sa cuisine… J’ai eu une très belle expérience avec Jean-François Rouquette. C’est pour ça que j’ai pu continuer ce métier. Parce que je n’étais pas du tout traumatisée. On entend souvent que les premières expériences sont horribles. Pour ma part, ça n’a pas été le cas. Au contraire, ça m’a beaucoup aidée à devenir passionnée par la cuisine.
G&M : Quand on arrive très jeune dans un endroit comme celui-ci, est-on préparé au terrain ?
A. D. : Non. À l’école, on nous apprend les bases. Alors non, je ne m’attendais pas du tout à ça. Déjà, quand on arrive dans une cuisine, il y a plein de termes qu’on ne connaît pas. Je me souviens de la chauffante, la glaçante… Je ne comprenais rien du tout ! On débarque dans une ambiance au rythme soutenu, avec des personnes très sérieuses, qui courent partout. On est un peu perdu. Ce qui m’a marqué chez le chef, c’est son calme, son sourire et sa bonne humeur.
Gault&Millau : Jean-François Rouquette, vous avez été vous-même en apprentissage, était-ce très différent ?
Jean-François Rouquette : Lors de mon premier apprentissage, j’ai passé un an à faire de la plonge et du ménage. On me faisait tout faire, tout sauf de la cuisine ! Tout pour me dégoûter… C’était en 1981 et, à cette époque, c’était 17 heures de travail par jour minimum, et les congés n’existaient pas ! Ce n’est que l’année suivante que j’ai commencé à faire de la cuisine. À cette époque, un prof m’avait dit quelque chose qui m’avait marqué : « La cuisine, c’est comme la médecine, c’est dix ans d’études. Quand vous commencez dans ce métier, à 15 ou 16 ans, c’est que, souvent, vous n’avez pas trouvé le terrain adéquat pour vous épanouir à l’école. Mais ça ne veut pas dire que vous ne pouvez pas être un chef d’entreprise capable de manager les gens. Vous faites un vrai job, dans lequel vous devez être créatif et vous mettre à nu. » J’avais trouvé ça très bien d’anoblir ce métier et j’ai épousé cette idée. Je me suis alors dit : « OK, je ne serai jamais médecin ni avocat, mais je vais exercer un métier que certaines personnes prennent vraiment au sérieux. »
G&M : C’est maintenant vous qui formez des jeunes, comment les traitez-vous ?
J.-F. R. : Quand vous avez des apprentis, vous devez faire preuve de beaucoup de bienveillance. Un stagiaire de 16 ans est plongé dans un tsunami de gens qui lui donnent des ordres : « Fais-moi ceci ! Débarrasse-moi cela ! » Il y a le troisième commis, le premier commis, le chef de parti, le sous-chef… Ça peut être hyper violent. Il faut leur parler au moins trois ou quatre fois dans la journée, sinon vous les perdez. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’en prends pas beaucoup.
G&M : Est-ce important de passer chez différents chefs pour avoir différents types de cuisine et d’approches ?
A. D. : Je n’aurais pas pu passer dix ans avec le même chef. J’ai eu tout de suite envie de découvrir plein de cuisines, plein de chefs. Puis de faire mon truc à moi. Quand on a ouvert Haï Kaï [NDLR : son premier restaurant parisien, ouvert de 2013 à 2017], je reproduisais un peu la cuisine d’untel ou d’untel. Et puis, petit à petit, au fur à mesure que j’affinais un plat, que je les faisais évoluer, j’effaçais la cuisine de Frechon, la cuisine de Rouquette… jusqu’à ce qu’il devienne mon plat à moi. Les choses évoluent naturellement, avec l’expérience. C’est un travail que je fais seule dans mon restaurant, avec des livres, mais à travers ma seule curiosité.
G&M : Vous rappelez-vous du passage d’Amélie dans votre cuisine ?
J.-F. R. : Je sentais une force en elle et c’est pour ça qu’elle est là aujourd’hui. Deux choses sont très importantes pour moi : le travail et la loyauté. Il y avait chez Amélie beaucoup de loyauté, un respect pour son métier et une certaine sensibilité qui n’est pas toujours facile à assumer. Mais on voyait aussi son côté battante. Je me rappelle, à l’époque, elle faisait de la lutte…
A. D. : Non, de la boxe !
J.-F. R. : Il y avait en elle de l’énergie. Pour travailler en cuisine, il en faut beaucoup ! On le voit avec des jeunes qui arrivent de programmes de réinsertion, on se dit que ça va être compliqué parce qu’ils ont été difficiles à l’école. Mais quand ils intègrent une brigade, ils entrent dans le moule assez facilement, il y a en eux une machine qui se met en route. Amélie, on voyait qu’elle avait cette envie et, ici, ce n’était que le hors-d’œuvre pour elle. Elle a eu la chance de travailler pour Yannick Alléno (au Meurice), puis de faire partie de la grande ascension d’Éric Frechon qui, d’ailleurs, la garde encore sous un de ses bras aussi. Lui aussi a été sensible à cette volonté de s’accrocher, de travailler. On tombe plus facilement amoureux des gens dont le parcours n’est pas si simple que ça, qui ont dû se battre. Il faut avoir faim dans ce métier, être capable de se lever le matin, partir à la coupure et revenir le soir. Ça devient une habitude, mais ça veut dire que toute votre vie – amicale, professionnelle, amoureuse – est conditionnée par votre métier.
G&M : Amélie, c’est maintenant à vous de transmettre. Comment appréhendez-vous cette relation avec ceux qui viennent chez vous en apprentissage ?
A. D. : Nous en avons peu, mais c’est important, parce que nous sommes les premiers à leur apprendre quelque chose. Il faut donc faire attention à la façon dont on leur parle, à ce qu’on leur montre. Mais je n’ai pas la prétention d’être un maître d’apprentissage, je suis encore très jeune et j’ai encore moi-même plein de trucs à apprendre. Je donne ce que je peux donner !
G&M : Repérez-vous facilement ceux qui ont une certaine ambition, un certain talent ?
A. D. : Oui, dès la première minute. C’est une attitude, c’est une personne qui se met en route ou pas, qui regarde sa montre ou pas. C’est l’envie, la curiosité, le regard, la façon de se comporter dans la cuisine.
G&M : Quel est finalement le rôle du chef dans cette relation avec l’apprenti ?
J.-F. R. : Pour être franc, dans une grosse brigade comme la nôtre, je n’avais pas de contact direct avec Amélie. Elle ne va pas vous dire que je lui ai appris à tourner un artichaut. En revanche, c’est quelqu’un qui l’a appris avec moi il y a trente ans qui lui a montré. L’apprentissage, il dure aussi longtemps qu’on travaille avec quelqu’un. Celui qui travaille avec Amélie depuis sept ans est vraiment son apprenti. Notre rôle de chef est de construire une bulle de protection sur la cuisine et de donner le ton. C’est notre responsabilité. Quand il y a des violences en cuisine, elles peuvent peut-être venir du numéro 2 qui, par zèle, veut être bon élève. Mais il y a toujours un numéro 1 qui tient la maison, et qui doit calmer le jeu. J’ai eu, par exemple, ce midi un petit souci avec quelqu’un qui a mal parlé à un autre. J’ai tout de suite repris cette personne. Lorsqu’on est sous tension, il faut savoir quelles armes sortir par rapport au problème. Si on fait voler les casseroles pour un rien, qu’est-ce qu’on fera quand il y aura vraiment quelque chose de grave ?
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Äponem
4, rue de l’Église, 34320 Vailhan
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Pur’
Park Hyatt Paris Vendôme. 5, rue de la Paix, 75002 Paris
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