Alexandre Gauthier x Mathieu Lehanneur : imaginer le présent pour le futur
L’un est designer touche-à-tout, profondément ancré dans le présent, aux pièces primées dans le monde entier. L’autre est l’un des plus grands talents de sa génération, Cuisinier de l’Année 2016, attelé à défendre avec passion son territoire, le Nord. Nous avons parlé digestion et finitude, audace et doute, innovation et combat. Et mangé par la pensée
On les trouve en grande conversation, seulement cinq minutes après s’être rencontrés. Mathieu Lehanneur et Alexandre Gauthier ne se connaissent pas, mais il est clair qu’ils s’apprécient déjà. Une fois n’est pas coutume, les rôles s’inversent. Le designer nous reçoit autour d’une table, certes, mais parsemée d’objets, de matières brutes et de croquis. Dans son atelier aux portes de Paris, la conversation prend un tour plus abstrait avec le chef Alexandre Gauthier. Les idées fusent entre ces deux hommes que, contre toute attente, tout unit. Prémices d’une amitié nouvelle, d’une collaboration idéale ? Nous avons lancé quelques pistes.
Gault&Millau : Chacun dans votre discipline, vous faites preuve d’audace. Comment voyez-vous le domaine de l’autre?
Mathieu Lehanneur : Je n’ai rien dans le ventre depuis hier soir [il est 18 heures, NDLR]. Je suis quelqu’un qui mange peu, et plus ça va, moins j’en ai besoin. J’aime manger et bien manger, mais en dehors d’une régularité sociale, sans horaires, sans obligation. J’aime manger comme un animal mangerait !Avez-vous tout de même connu de grandes émotions à table, assis de manière civilisée?
G.M. : Avez-vous tout de même connu de grandes émotions à table, assis de manière civilisée ?
M.L. : La toute première dont je me souvienne, c’était au Louis XV, chez Alain Ducasse, à Monaco. J’y suis allé avec un client, ou plutôt une amitié naissante. Je n’avais alors jamais poussé la porte d’une grande table gastronomique. J’ai le souvenir d’une ivresse. Pas alcoolisée: je bois peu. Je ne peux même plus vous dire exactement ce que j’ai mangé, mais j’avais la tête qui tourne. C’est une sensation que je ne soupçonnais pas.
Alexandre Gauthier : C’est beau. Au restaurant, nous faisons des séquences de onze plats. C’est un vrai rythme, mais je considère que la conversation à table est mon principal adversaire. [Rires.]
G.M. : C’est d’ailleurs la première fois que nous réalisons, pour cette rubrique, une conversation en dehors du restaurant… Alexandre, vous avez une appétence pour la culture au sens large. Vous avez lancé plusieurs dîners-évènements, comme de véritables scénographies…
A.G. : Je fais attention à l’idée des performances, des « pop-up » – même si ces termes sont galvaudés –, en tout cas de créer des instants qui ont un début et une fin et n’ont pas vocation à exister dans la réalité, mais qui peuvent apparaître et être vécus. J’ai commencé à m’intéresser à ce mélange entre spectacle et gastronomie en 2008, quand j’ai repris la gestion de la restauration des anciens abattoirs de Calais, devenus Le Channel, une scène nationale. À ce moment-là, j’ai rencontré Patrick Bouchain, l’architecte qui a ensuite refait La Grenouillère [son restaurant à La Madelaine‑sous‑Montreuil, 5 toques G&M, NDLR]. Cela m’a permis de faire la rencontre d’artistes et de créer des duos avec eux, de véritables spectacles d’art vivant, à table. Oui, la table est une scène. Plus récemment, en avril dernier, je me suis associé avec le brillant metteur en scène Julien Gosselin. Nous n’avons pas pu faire ça au théâtre, alors nous avons pris un vieux garage parisien: 9 services, 55 couverts de façon éphémère. Nous étions complets tous les soirs !
G.M. : Au quotidien aussi, l’esthétique d’une assiette compte pour vous…
A.G. : Tout le temps. Je n’aime pas la fausse note, j’ai le sens du détail, j’ai mes névroses. J’essaie d’être intemporel, d’enraciner plutôt que d’être à la mode. Tout peut passer de mode, la cuisine aussi. J’ai essayé de construire un restaurant d’aujourd’hui, pas de demain. D’être dans le bon temps.
M.L. : C’est amusant, c’est tout à fait ce que je pense de mon métier. C’est confortable et un peu lâche de se dire qu’on fait le futur. Personne ne pourra vérifier notre implication en la matière. Il y a surtout suffisamment de marge de manœuvre dans le présent pour ne pas aller se cacher dans l’avenir! C’est un terrain de jeu bien assez large sur lequel on a une prise potentielle. Une compréhension de ce qui émerge et une capacité à y répondre.
A.G. : Il y a ce mot d’Albert Camus auquel je pense souvent : «La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent.» Il s’agit de prendre la responsabilité de notre époque. En l’occurrence environnementale, pour ce qui est de la nôtre. En cuisine comme dans le design, il y a des choses qu’on doit arrêter. Bon, jusqu’à un certain point : tout est bordé dans ce pays, mais il faut aussi trouver un certain espace d’expression au milieu de tout cela. Dans un laboratoire blanc à néons, il n’y a pas de microbes qui se développent, mais il n’y a pas beaucoup d’idées non plus…
G.M. : Chacun, à votre manière, vous défendez – en tout cas, contribuez – au rayonnement des talents français…
M.L. : Il aurait fallu qu’on nous attaque pour que nous ayons éventuellement envie de défendre quelque chose. Il y a une exigence, sans doute une ambition. Ce qui différencie, à mon avis, nos métiers, c’est que, de mon côté, je mets mes clients face à leur finitude: la pièce que vous êtes sur le point d’acquérir vivra plus longtemps que vous. Ça crée toujours un petit moment de flottement, cette idée d’intemporel.
A.G. : C’est vrai que l’on fait des plats qui ont une durée de vie maximum de trois minutes. [Rires.] Mais cela peut être un sentiment fort, qui tape dans la tête et dans le cœur! Je ressens donc aussi ce sentiment-là d’infini, mais à propos d’une maison que l’on me confie. J’ai une baraque qui a 350 ans, que mon père a achetée en 1979. Je suis un passeur. Cette maison, j’y mets mon œuvre – enfin, mon travail – elle est ce que je suis. Nous cuisinons et nous accueillons : il y a, dans votre métier, Mathieu, ce rapport à l’autre aussi. Mais là, c’est la première fois que je me questionne sur la pérennité du lieu, à cause de l’inondation terrible que nous avons vécue récemment et qui nous a forcés à fermer pour une durée indéterminée. Si ce lieu, qui a 130 ans d’histoire de gastronomie, est inondé tous les ans ou tous les cinq ans, ça va s’arrêter… Nous, nous vivons du temps. Ce qu’espère intimement un cuisinier, c’est de laisser une trace.
M.L. : Il est vrai que ce qui nous réunit, c’est la transformation de la matière brute en une chose élaborée, sophistiquée, civilisée, offerte. C’est ce que je trouve le plus émouvant, parce que le plus primitif.
G.M. : Vous êtes quand même le haut du panier des primitifs…
M.L. : Nous nous situons après des siècles d’évolution ! Aujourd’hui, on a une connaissance, un accès aux matériaux, des outils, mais le mouvement instinctif, je crois qu’il n’a pas vraiment bougé. Je pense en revanche que, dans votre discipline, Alexandre, vous avez une chance que je n’ai pas : sur le papier, c’est déjà une expérience sensuelle. Vous mettez quelque chose dans la bouche de quelqu’un! Mon objet, on peut le manipuler, mais je n’ai pas accès à cette forme de sensualité là. Dans votre métier, on crée du frisson.
G.M. : C’est pourtant précisément ce qui peut toucher, le fait de pouvoir manipuler un objet, contrairement à une œuvre suspendue…
M.L. : Quand on écoute une musique, on peut être saisi, avoir la chair de poule, un souvenir peut jaillir tout à coup, par exemple. Le goût, c’est la même chose. L’odeur, aussi. Le design est décodable à distance. Parfois, il y a des moments de grâce. Le signe de réussite d’une pièce, c’est quand on a envie de la toucher. Sinon, c’est une erreur, un échec.
G.M. : Avec la torche et la vasque olympiques, vous avez créé un grand moment d’émotion !
M.L. : C’est vrai, mais c’était plus facile, le contexte aide ! J’aurais pu créer la torche la plus vilaine qui existe, cela demeure un symbole olympique.
G.M. : Dans le design, il y a aussi cette idée d’innover, d’apporter une solution au quotidien. Pensez-vous que cela s’applique à la cuisine ?
A.G. : J’aime l’ordinaire comme l’extra-ordinaire. De même que dans le design, il peut être intéressant de populariser certains moments simples du quotidien, du banal, tout en les rendant esthétiques. De mon côté, nous avons cinq lieux, donc cinq spectacles différents. Je ne sais pas si j’innove… Mais pour reprendre ce que l’on disait tout à l’heure, moi, je combats. D’une part, la caricature qu’on a fait de mon territoire – le Nord – pendant trop longtemps. On l’a stéréotypé, ringardisé, «tuchisé». Combattre l’agroalimentaire, aussi. En Italie, on mange bien dans n’importe quel petit restaurant, sur le bord de l’autoroute, même. En France, le monstre agroalimentaire a pris le dessus. Sur nos côtes, on mange mal. Mon dernier restaurant [Sur Mer, à Merlimont, 2 toques G&M, NDLR] est au bord de la mer, c’est la Californie du Nord, les plages y sont incroyables. On peut y manger un fish and chips, une vinaigrette maison: cela peut être festif et simple tout en ayant droit à la même vue que ceux qui veulent du plus sophistiqué. Je l’ai fait parce qu’il m’était impossible de manger une moule ou une frite correcte dans un endroit digne de ce nom, sans vue sur le parking et d’où tu sors en puant. Respecter les gens, qui eux-mêmes se respectent en venant.
G.M. : Vous avez chacun remporté des récompenses… C’est important cette reconnaissance de vos milieux respectifs ?
M.L. : Dans mon métier, elles sont moins clés et stratégiques pour mon business que dans celui d’Alexandre. Je les vis comme… des câlins. L’encouragement de mes pairs, de la profession.
G.M. : Vos pièces sont même entrées dans les collections du MoMa…
M.L. : C’est vrai, mais ce n’est pas pour cela qu’on le fait. J’étais très jeune et je n’avais pas de client, pas d’argent, pas de projets. J’avais une chambre et une feuille. L’un des plus grands musées du monde te dit : «Je te regarde, j’y crois, je t’encourage, et comme on est moins bête que la moyenne, on va commencer à en acquérir dès maintenant ! » Cela ne change pas la vie, mais ça donne du courage.
A.G. : C’est vrai, mais ce n’est pas pour cela qu’on le fait. J’étais très jeune et je n’avais pas de client, pas d’argent, pas de projets. J’avais une chambre et une feuille. L’un des plus grands musées du monde te dit : «Je te regarde, j’y crois, je t’encourage, et comme on est moins bête que la moyenne, on va commencer à en acquérir dès maintenant ! » Cela ne change pas la vie, mais ça donne du courage.
M.L. : Matériellement, pas grand-chose, parce que beaucoup de choses que nous développons ici, on pourrait les changer de contexte, ça pourrait marcher dans une galerie d’art. Mais j’ai choisi ce métier parce que je pense que c’est un bien plus puissant cheval de Troie. L’œuvre, on l’admire à distance, elle est au mur. Elle peut te saisir, t’émouvoir, tu peux admirer et te prosterner, mais le quotidien? Le potentiel d’émotion existe aussi en design, même s’il est souvent en trois dimensions et au sol. Avec le design, on peut surprendre: « Tiens, je ne m’attendais pas à cette idée, c’est malignement conçu. » Un peu comme si, dans votre métier, Alexandre, j’allais dans un boui-boui pour découvrir qu’on m’y servait un plat de haute gastronomie. Imprévisible !
G.M. : Et la part fonctionnelle du design, contrairement à l’art ?
M.L. : Quelle est la fonction d’une torche olympique? De vous à moi, aucune. C’est un symbole, un rituel, une émotion.
G.M. : La dernière fois, Mathieu, vous m’avez dit: « Douter vous prémunit de beaucoup de choses, en particulier de l’oisiveté. Il faut sans cesse avancer. » Doutez-vous toujours ?
A.G. : Toujours !
M.L. : Grave !
G.M. : Et vous avancez ?
A.G. : Je vais pleurer. [Rires.] Je suis dans une période compliquée. Je dois réinventer quelque chose qui fonctionnait. Nous allons essayer de rouvrir et en mieux. Mais mieux, c’est quoi ?
M.L. : Pour avancer, il faut réussir à se convaincre de ce pour quoi on doute. C’est ce qui est trompeur d’ailleurs: quand on parle d’une pièce terminée, on sait l’expliciter et la justifier, montrer que l’intuition de départ était bonne. C’est souvent réécrire l’histoire !
A.G. : Mathieu a raison. Le jour où j’aurai trop de certitudes, c’est qu’il est temps d’arrêter parce que je deviens un peu con. Moi, j’aime l’art contemporain, le design, parce que l’innovation est permanente. Cela oblige à bouger les lignes.
G.M. : Si vous deviez décrire l’un de vos plats, en parallèle avec une pièce de Mathieu…
A.G. : Ses bulles de verre ressemblent à mes bulles de sucre. C’est un plat qui a plus de 15 ans. La bulle, remplie d’une glace à l’oseille, doit être cassée. C’est comme un petit objet, un tachisme très beau…
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