Un chef, un artisan : Ilane Tinchant et Jordan Ortiz, dernier producteur de poutargue à Martigues
Depuis son passage remarqué dans la 16e édition de Top Chef, Ilane Tinchant a retrouvé ses équipes au sein de L’Oursin, restaurant gastronomique de l’Hôtel Bleu à Carry-le-Rouet. Au début de l'été, il fait la rencontre de Jordan Ortiz, le dernier fabricant de poutargues de la région, aussi l’un des rares à perpétuer la pêche au calen.
La rencontre entre ces deux enfants de la Méditerranée sonne comme une évidence. D’un côté, Jordan Ortiz, dernier pêcheur à perpétuer la tradition du calen de Martigues (pêcherie traditionnelle fixe), il est le gardien du savoir-faire familial autour de la poutargue. De l’autre, Ilane Tinchant, jeune chef passionné, dont la cuisine ensoleillée, sincère et locale puise ses racines dans la côte méditerranéenne. Ensemble, ils mettent la poutargue sous le feu des projecteurs pour faire rayonner leur terroir unique.
Jordan, vous êtes pour ainsi dire « tombé dans la poutargue » quand vous étiez petit…
Jordan Ortiz : On peut dire ça, en effet. À l’origine, le calen de Martigues, c'est une association de quatre patrons-pêcheurs, dont mon père et mon oncle. Donc oui, la poutargue a toujours fait partie de ma vie. J’ai été élevé avec, avant de prendre la succession du calen en 2018. Les deux autres patrons ont cessé leur activité, et n’ont pas trouvé de repreneurs, je suis le dernier avec mon associé.
Non seulement vous êtes le dernier, mais votre méthode de pêche et de fabrication est, elle aussi, unique.
J. O. : Notre système est la seule pêcherie fixe de ce genre qui reste dans le monde. Il y a un siècle, on comptait une dizaine de calens entre Martigues et Port-de-Bouc. Aujourd’hui, nous sommes les seuls à perpétuer la pêche au calen. L'installation consiste en un filet, le calen, que l’on relève grâce à un treuil mécanique installé sur le quai. On vient ensuite récupérer les muges à la main, à la force des bras, embarqués dans une barquerolle, un petit bateau à rames. Lorsqu’on attrape le poisson, il est encore en train de nager, on crée moins de stress pour l’animal et évite que la femelle envoie du sang sur les œufs. Ça donne une poutargue de meilleure qualité après le séchage.
On reconnaît d'ailleurs votre patte facilement.
J. O. : Le petit bout de muge séché sur notre poutargue, c’est notre marque de fabrique. Il permet de maintenir les œufs bien en place durant tout le processus, du salage au séchage. Nos habitués reconnaissent notre produit grâce à cela. Aussi, l’autre particularité qui fait la qualité de notre poutargue, c’est la provenance. La mer Méditerranée lui donne un goût singulier.
Avec des poissons pêchés dans le Chenal de Caronte et transformés à deux pas de là, difficile de faire plus local. Ilane, c’était important pour vous de travailler ce produit régional ?
Ilane Tinchant : J’ai grandi à côté de Martigues, sa région historique. Dans mon enfance, avec mon père, le dimanche, c’était pâtes à la poutargue. À l’apéro, il y avait le saucisson, mais aussi la poutargue avec du pain à l’huile d’olive. Forcément, ça me semblait une évidence de la travailler dans mon restaurant. Lorsque j’ai entendu parler de la production de Jordan par une connaissance en commun, ça a été une révélation. Sa poutargue est différente : très délicate, elle a une vraie signature gustative et reste longtemps en bouche.
© Office Tourisme Martigues - Serge Tsakiropoulos
Comment vous y prenez-vous pour l’intégrer à votre carte ?
I. T. : Elle apporte un assaisonnement naturel, iodé et puissant, qui s’intègre à ma cuisine méditerranéenne. Je mets peu de sel, peu de beurre et de crème – l’huile d’olive et les produits de la mer font le reste. J’ai récemment travaillé un rouget confit, façon bouillabaisse, avec poivrons confits, câpres, olives et la poutargue. Que des éléments salins naturels de Provence, pour rehausser le plat.
Jordan, que ressentez-vous à l’idée qu’un chef de la région, reconnu pour sa cuisine, mette ainsi en valeur votre poutargue ?
J. O. : Moi, j’ai plutôt l’habitude de la déguster nature avec un bout de pain, mais bien sûr, c’est super. Il faudrait qu’il y en ait plus qui suivent son exemple, car beaucoup de restaurateurs utilisent l'appellation locale, alors que leur poutargue provient du Brésil.
© Office de Tourisme Martigues - Serge Tsakiropoulos / Nicolas Aneston
Comment imaginez-vous l’avenir tous les deux ?
J. O. : On travaille ensemble seulement depuis le début de l’été, ce n’est que le début. Lorsqu’il est venu découvrir l’installation de pêche, je lui ai aussi parlé de plusieurs produits comme le crabe bleu, une espèce invasive mais délicieuse, des escargots, de l’anguille fumée… D’autres poissons et crustacés locaux excellents et intéressants à développer, d’autant que la pêche du muge est de moins en moins bonne.
I. T. : Travailler avec des passionnés, des producteurs aux collaborateurs, c’est la base de ma philosophie. Je n’ai pas l’impression de « travailler » : la cuisine fait partie de mon quotidien. Avec Jordan, on a le même attachement à notre région. Lui veut faire reconnaître sa pêche, moi je veux la mettre en avant à travers mes créations. On a la même envie : faire rayonner notre terroir.