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Les 10 commandements de la Nouvelle Cuisine selon Gault&Millau (1973)

Rédaction | 21/07/2025 16:12
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Retour au début des années 1970, quand une poignée de chefs visionnaires a fait exploser les codes poussiéreux de la grande cuisine.

"La cuisine, c'est quand les choses ont le goût de ce qu'elles sont", s'exclama Curnonsky pour remercier la bonne Mélanie du repas qu'elle venait de lui offrir pour ses 81 ans.

Ce repas comprenait en particulier des palourdes farcies, un homard à la crème et une chartreuse de perdreau, plats qui devaient être fort bons, mais où les coquillages, le homard et le perdreau n'avaient sûrement pas le goût de ce qu'ils étaient. Pour cela, il eut fallu manger les premières crues, le second à la nage et le troisième rôti... C'est avec des ambiguïtés de ce genre, avec ces aphorismes paradoxaux, que la cuisine de l'avant-guerre, et singulièrement son porte-voix Maurice Sailland, dit Curnonsky, alias Prince élu des gastronomes, ont pu maintenir leur réputation jusqu'à nos jours. Or, cette cuisine, ce style, bardés d'à peu près et farcis de truismes sont en train de mourir. Tant mieux. D'autant qu'une autre cuisine leur succède, se crée sous nos yeux et éclate de santé, de bon sens et de bon goût. La cuisine française est morte (n'est-ce pas MM. du Times qui vous en réjouissez ?). Eh bien, vive la nouvelle cuisine française !

Nous ne sommes pas icono-sclastes, et défendons, avec même quelque mauvaise foi, certains vieux restaurants glorieux dont la chute nous ferait trop de peine. La contestation en soi est négative, infantile et jalouse. Mais le blocage du goût et de l'esprit tournés vers des souvenirs enjolivés ne sont pas moins sots et dangereux. Notre but n'est donc pas de précipiter Curnonsky à bas de son socle, mais de prier ce gros monsieur farceur d'en descendre gentiment et d'aller s'asseoir dans les rangs, avec ses camarades Brillat-Savarin, Carême et autres beaux parleurs. Curnonsky ne manquait avait certaines grâces, et si ce prince élu fut nourri toute sa vie aux frais de la princesse, on le disait généreux, indifférent aux sollicitations de la publicité. C'était ce qu'on appelle encore un « bon vivant». Et c'est précisément cette image de bons vivants, grasses personnes, la serviette nouée autour du cou, dégoulinant de fonds de veau, de béchamel et de vol-au-vent, décorés, chevaliers de confréries vineuses, bachiques et oeno-philes, chanteurs à boire et palpeurs de soubrettes que nous voudrions effacer des mémoires. Elle est répugnante et nous ne craignons pas de dire que ces gens-là ne savaient pas manger. Comment admettre par exemple que de vrais gourmets pussent prêter quelque crédit aux livres de recettes des années vingt dont les conseils tiennent encore sous le joug des générations d'après-guerre.

Prenez par exemple Mme Saint-Ange, parangon des vertus bourgeoises dont « La bonne cuisine » continue de passer aujourd'hui pour un bon livre. Attentive à nous décrire par le menu les gelées de viandes, les roux et les sauces blanches, elle règle en quelques lignes le sort du court-bouillon, bon, nous dit-elle, pour tout poisson dont la fraîcheur est douteuse. Peut-on écrire une aussi colossale bêtise. Il faut dire que les temps de cuisson indiqués, dans ce livre, comme dans les autres d'ailleurs, sont tels que, frais ou non, le poisson était transformé en papier mâché. 

Ce problème du temps de cuisson va d'ailleurs nous permettre d'aborder le fond du problème et de tirer les traits qui séparent la vieille de la nouvelle cuisine française. Ce n'est pas nous, piètres cuisiniers, qui inventons et décrétons ces dix nouveaux commandements. Nous ne faisons que préciser les contours d'une cuisine mise au point par la nouvelle école des chefs français, qui s'appellent Bocuse, Troisgros, Haeberlin, Peyrot, Denis, Guérard, Manière. Minot, Chapel, etc. et à d'autres titres, Girard, Senderens, Oliver, Minchelli, Barrier, Vergé, Dela-veyne, etc. Ces lois portent sur une dizaine de points essentiels qui placent la nouvelle cuisine aux antipodes de celle de l'avant-guerre, elle-même issue (mais déformée) de celle du XIXe siècle qu'a si admirablement décrite et analysée Jean-Paul Aron dans son « Mangeur du XIXe siècle » (Robert Laffont, éd.). Nous devinons quels cris et ricanements va amener l'énoncé de ces lois, dans les vieilles arrière-cui-sines. Mais nous avons nos références et nos nouveaux dieux pour nous défendre.

1. Temps de cuisson réduit (à la chinoise)

Pour la plupart des préparations de poissons, pour tous les crustacés et coquillages, les volailles à chair brune et les gibiers rôtis, le veau, certains légumes verts, les pâtes. La langouste rôtie et le carré de veau de chez Denis, les haricots verts de Bocuse, le poisson de chez Le Duc, les grenouilles de chez Haeberlin, le canard de chez Guérard, les écrevisses de chez Troisgros, la bécasse de Minot, entre autres, en sont l'illustration confondante.

2. Nouvelle utilisation des produits

Il est indéniable que notre époque de surproduction et de technologie abâtardit, empoisonne, élimine même, de nombreux produits. Gastronomiquement parlant, il n'y a pratiquement plus de poulet, de veau, de fruit, de pomme de terre, de bœuf, de gibier, de truite, de fromage, etc...  La cuisine ancienne manière, même « haute », continue pourtant, sans broncher, à utiliser ces produits aseptisés et rigoureusement insipides. Les nouveaux chefs, eux, les éliminent plutôt qu'en masquer la pauvreté par des sauces agressives. Il leur reste deux solutions :

a) faire ce que nous appelons la « cuisine du marché », celle que l'on prépare avec les produits choisis et achetés le matin même (les nouveaux chefs se lèvent tôt) ou dûment commandés. Ils découvrent chez les commerçants de qualité les rares et précieux (et coûteux) bons poulets, veaux, écrevisses, perdreaux, grenouilles, tomates, œufs, truffes, etc...

b) ils « font » avec ce que le monde moderne n'a pas encore abîmé, ou qu'il a rendu plus accessible et maintient plus frais : les produits de la mer (les huîtres sont meilleures que jamais), le beurre, généralement très honorable, les légumes malgré les pesticides, le foie gras d'Israël, les asperges de Californie, etc...

3. Cette méthode conduit les cuisiniers modernes à diminuer le choix de leur carte

Le pli est déjà pris depuis longtemps en province, ou la clientèle de passage se renouvelle plus souvent. À Paris, on commence à voir plus rarement ces cartes gigantesques, ce choix ridiculement varié qui impose des stocks considérables et une regrettable conservation dans le froid. (Dieu sait dans quel état devaient être les produits « frais » de ces restaurants à la carte de cinq cents plats, au temps de nos grands-parents). De ces nouvelles dispositions, il résulte de moindres frais de stockage, une cuisine plus immédiate, plus inventive, plus fraîche, moins routinière, toujours préparée à la commande. Et une heureuse élimination des fonds de sauce traînant au bain-marie, gloire de l'avant-guerre.

4. Les nouveaux cuisiniers ne sont pas systématiquement modernistes 

Ils savent en particulier le danger qui menace de nombreux produits, poissons et crustacés en particulier, dès qu'ils touchent au froid, qu'ils soient crus ou cuits. Au contraire de la vieille école qui vous servait un buisson d'écrevisses gelées, et des soles Dugléré séchées sur leur pain de glace, les nouveaux cuisiniers jouent du réfrigérateur avec doigté.

5. "Ils utilisent des mixers, des sorbetières, des rôtissoires automatiques, des éplucheuses"

En revanche, ils ne poussent pas des cris de vierges violées devant tous les procédés et appareils de cuisson, de conservation, de nettoyage, de confort que leur offrent les techniques d’avant-garde. Leurs fourneaux sont neufs (et propres) et fournissent des températures aisément contrôlables. Ils ont des tables chaudes pour leurs plats et leur vaisselle, ils travaillent dans un air moins brûlant, sans odeurs insupportables, dans des espaces clairs et généreux ; ils utilisent des mixers, des sorbetières, des rôtissoires automatiques, des éplucheuses, des broyeurs de déchets.

Ils travaillent prudemment sur le surgelé, dont ils savent, pour certains produits du moins, que les échecs commerciaux sont dûs, plus à la mauvaise qualité du produit de base, qu'au procédé lui-même. Raymond Oliver en donne constamment la démonstration. Enfin, ils s'essaient à des méthodes de cuisson et de réchauffement qui font frémir les vieilles toques, lesquelles feraient bien d'aller goûter le rouget cuit dans son jus au four à micro-ondes par Paul Bocuse. Et cela n'empêche pas les frères Troisgros de couper à la main, un à un, dans le sens de la longueur, leurs merveilleux haricots verts.

6. Servir le gibier rassis mais frais

 Ils ont banni de presque toutes leurs préparations les principes dits culinaires (et en réalité de triste conservation) qui exigeaient que le gibier (ou certaines viandes de boucherie qu'on voulait faire passer pour tel) fût mariné dans l'huile, l'eau-de-vie, le vin ou les épices, pendant des jours, sans parler de l'affreux faisandage (les contemporains de Curnonsky se régalaient de bécasses pourries). Les nouveaux chefs servent le gibier rassis mais frais, et les épices qui cachent les fermentations honteuses ont disparu de leur panoplie.

7. Honorer les sauces claires

Peu à peu, la nouvelle école admet la prétention, l'inanité, la médiocrité des sauces riches, des sauces lourdes, ces terribles sauces brunes et blanches, ces « espagnoles », ces périgueux, ces financières, ces grand veneur, ces béchamel, ces mornay, qui ont assassiné tant de foies et couvert tant de chairs fades. La glace de viande, le fond de veau, le vin rouge, le madère, le sang, les roux, la gélatine, la farine, le fromage, la fécule ne sont plus inscrits aux tables de la loi. Les chefs conservent bien sûr les fumets, la crème, le beurre, les jus purs, les œufs, la truffe, le citron, les herbes fraîches, les poivres fins, et honorent les sauces claires, les sauces qui se marient, qui exaltent, qui chantent et laissent l'esprit clair et le ventre léger.

8. On n'ignore plus la diététique

De ce point de vue, on peut dire qu'ils n’ignorent pas la diététique. Sans s'incliner devant l'inconsistance du goût des hommes pressés et des femmes curistes, ils découvrent les grâces des plats légers, des salades habiles, des légumes frais et simplement cuits, des viandes saignantes. L'entrecôte des Troisgros fait moins grossir que le brouet des macrobiotiques... Et on n'épluche plus seulement les tomates pour les plaisirs du goût et des dents, mais aussi pour celui de l'estomac.

9. On simplifie les appellations

Ils ont également compris, dans le même ordre d'idée, le danger des présentations truqueuses, destructrices, dont le redoutable Carême lança la mode il y a 150 ans. Ils aiment encore à parer, à embellir, mais connaissent les limites à ne pas dépasser et découvrent l'esthétique de la simplicité comme la vanité des appellations ronflantes. Une langouste à la parisienne, escalopée sous sa gelée, parmi ses barquettes et ses œufs durs, est moins bonne qu'en vinaigrette (avec un peu de truffes quand même, comme chez Minot) et rien n'est plus naturellement beau qu'un perdreau rôti, tout bête et tout exquis.

10. Enfin, ces gens-là inventent

On a beau dire que, depuis quelques milliers d'années et singulièrement au XIXe siècle, tout a été tenté et créé, tous les appareils, les cuissons, les mariages. Eh bien, cela est faux (il y a soixante ans déjà, Jules Maincave, créateur de génie et d'anticipation, imaginait de remplacer la vinaigrette par un mélange de jus de porc et de rhum, mariait le poulet au muguet, le veau à l'absinthe...), il reste des millions de plats à créer, et sûrement quelques centaines à retenir.

De plus, les nouveaux cuisiniers se sont détournés de la routine des accompagnements. Ils ne croient pas sacrilège de ne pas unir le mouton aux haricots, le homard au riz, la sole aux pommes vapeur, le veau aux épinards, le bifteck aux frites, la poularde à la crème aux morilles, ni d'ailleurs le vin blanc au poisson, ou le foie gras à la truffe. Tout est permis, et si la purée de carotte ne sied pas à l'andouillette, on lui fait des lentilles ou des choux brocoli. Ils n'ont pas peur de faire manger du poisson cru (Minchelli, Manière, Bocuse même), ils introduisent des ingrédients nouveaux ou méconnus (poivre vert, basilic, aneth, fruit de la passion, etc...), ils retrouvent des plats oubliés, les aménagent, et les font aimer (quenelle de lièvre, jambon de mouton chez Senderens), ils découvrent (ou redécouvrent) de nouvelles formes de cuisson et de présentation, comme cette daurade que Guérard fait cuire au four dans du goémon, ou ces profiteroles (sans chocolat) que Denis farcit de ris de veau.

Ils ne dédaignent pas les produits, les condiments et les recettes exotiques, font venir leur safran d'Iran pour la soupe aux moules (Bocuse), s'appliquent au laquage du canard (Oliver), mélangent le crabe au pamplemousse (Girard). Et puis ils réhabilitent des choses simples comme la morue (Girard), l'oie (Guérard), le thon (Denis), les œufs à la coque (avec du caviar, il est vrai : Manière), les légumes à la grecque (Peyrot), le pot-au-feu (à la jambe de « boa» : Bocuse ; au canard : Guérard), l'oseille (Troisgros), les potages (Haeberlin) et bien d'autres. De même qu'ils donnent aux produits rares toutes leurs chances que gâchaient jusqu'alors trop de sauces, de feuilletages et d'entourloupettes (truffes sautées chez Chapel, homard dans une soupe de légumes chez Delaveyne). Et chaque jour, ils travaillent, ils inventent, ils créent, ils réussissent.

Et si vous permettez, puisque nous jouons aujourd'hui au deus ex machina de la nouvelle cuisine française, nous allons ajouter un onzième commandement que les chefs de maintenant n'ont pas attendu de voir codifier : l'amitié. Ce sont des gens qui s'aiment. Parlez de Bocuse aux Troisgros, des Troisgros aux Haeberlin, des Haeberlin à Guérard, de Guérard à Delaveyne, de Delaveyne à Manière, de Manière à Senderens, de Senderens à Peyrot, etc..., élargissez la chaîne si vous voulez, les maillons resteront soudés. Ils s'aiment bien, ne se jalousent pas, se repassent des recettes, des idées, des adresses, et même des clients. Et c'est bien pour cela que ces gens ont tant de talent, tant de fraîcheur, et qu'on peut crier à la face du monde : vive la nouvelle cuisine française !

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