Intelligence artificielle, hold-up en cuisine ?
Que l’on soit pour ou contre, effrayé ou enthousiaste, c’est désormais un fait : l’intelligence artificielle fait partie de nos vies. Mais qu’en est-il de ses liens avec la gastronomie ? Comment peut-elle contribuer à l’expérience du restaurant ? Peut-elle assister les chefs à repousser les limites de leur créativité ? Une seule certitude : ce n’est plus de la science-fiction.
L’intelligence artificielle est désormais sur toutes les lèvres. On en parle dans les dîners, on râle, on conspue, on a peur, on s’enthousiasme. Le monde culinaire n’échappe pas à la règle. Les uns rejettent le principe même, certains s’y intéressent timidement, quand d’autres s’y mettent avec allant. Ainsi de l’Institut culinaire de France, à Bordeaux, qui a organisé en janvier dernier le premier concours de cuisine basée sur l’IA avec ses étudiants en pâtisserie. Si la France commence juste à se pencher sur le sujet, les Espagnols, eux, n’ont jamais craint d’aborder la cuisine par le prisme de la science. Que ce soit au congrès Madrid Fusión, au Science &Cooking World Congress de Barcelone ou à la fondation El Bulli de Ferran Adrià, la question est déjà sur la table.
Québécois installé depuis de nombreuses années à Barcelone, François Chartier, sacré Meilleur sommelier du monde en 1994, est un intervenant régulier lors de ces grands‑messes. En 2009, il publie le livre Papilles et Molécules, dans lequel il rassemble par famille les aliments et les vins partageant les mêmes molécules aromatiques, et il formalise des gammes harmonieuses avec lesquelles chacun peut jouer. Expliquant scientifiquement ce que beaucoup avaient déjà découvert empiriquement – l’accord entre la fraise et l’ananas, la menthe et le sauvignon blanc, le thym et l’agneau, le romarin et le muscat… –, il pose les fondements d’un travail de recherche et constitue peu à peu une véritable base de données.
L’IA comme sous-chef
Une base grâce à laquelle il est contacté par le japonais Sony, géant présent dans les domaines de la musique, le cinéma et les jeux vidéo. « Sa nouvelle arme, c’est l’intelligence artificielle, explique François Chartier. Le groupe veut l’utiliser dans ce qu’il connaît déjà – le son et le visuel – et décide d’ajouter la gastronomie, parce que ça devient un sujet clé. » Sony propose au sommelier de collaborer et acquiert une partie de sa base de données pour en faire le cœur de sa recherche. C’est ainsi que François Chartier se retrouve pour la première fois sur scène en 2019, au sommet AI Sum Tokyo, afin de montrer comment sa science des harmonies moléculaires peut, grâce à l’IA, développer de nouvelles recettes et de nouveaux mariages aromatiques. « Puis, en 2020, à Madrid Fusión, on fait pour la première fois une recette en direct, en dialogue avec l’IA. » Dialogue. C’est le mot sur lequel insiste François Chartier. L’IA, il l’aborde comme un moteur de recherche d’une puissance phénoménale. « C'est comme ça que j’utilise ChatGPT. Souvenez-vous quand Google ou Yahoo sont arrivés, on ne savait pas comment chercher. Et si on ne sait pas comment chercher, on prend tout ce qu’on nous donne, y compris les erreurs ! Dès le début, j’ai dit à Sony : si vous voulez avoir du succès en gastronomie, il va falloir créer un dialogue. Sinon, les chefs vont reculer. Il faut réussir à créer un sous-chef, celui avec lequel il cuisine. Quand un cuisinier met le nez sur un citron, puis le goûte, très rapidement, ce que j’appelle son palais psychique se met en route ; il a déjà deux ou trois idées de recettes. Mais le goût, c’est bien plus complexe que ça. Il contient la culture du chef, son origine, ses connaissances, ce qu’il aime ou pas, ce qu’il a envie de créer : un plat à la Bocuse ou comme sa grand-mère ? Il y a dans sa tête tellement de choses qui se passent en même temps. C’est ça qu’il faut aller chercher. Pour la démonstration, on a imaginé un chef japonais venu cuisiner à Barcelone. Il dit à l’IA : j’ai envie de travailler avec la sauce soja. Qu’est-ce que tu me proposes ? Elle sort une liste d’ingrédients. Mais rapidement le chef dit : non, je ne veux plus travailler avec la sauce soja, mais une sauce au chocolat. Donne-moi des ingrédients pour le chocolat, et plus particulièrement pour le chocolat Ruby. Voilà comment on a construit la recette en direct, pour montrer comment, en dialoguant avec la machine, on arrivait à se challenger. »
Sony n’est pas pressé et a les moyens de son ambition, concernant la gastronomie : « doter les chefs de l’IA pour libérer leur créativité ». Travailler avec de grands chefs lui permet de se positionner, en attendant de toucher le grand public. Car, dans un futur plus ou moins lointain, il est probable que la robotique interviendra conjointement avec l’IA pour aider le cuisinier amateur. Le frigo intelligent existe déjà, on imagine assez bien que la prochaine étape sera de pouvoir préparer, ou plutôt de faire cuisiner des plats avec ce qu’il y a dedans. Et ce, en tenant compte de nos goûts, de nos besoins nutritionnels, du climat, voire du mois et du jour de l’année, etc.
Outil d’aide à la gestion
S’il est un volet pour lequel l’intelligence artificielle est déjà en application, c’est celui de la gestion du restaurant, en particulier de son approvisionnement afin de réduire les pertes et donc les coûts. De nombreuses start‑up ont déjà créé des outils, telle la plateforme Inpulse, née en 2021 d’un constat : dans de nombreux restaurants, la gestion se fait encore de façon archaïque. « Gérer des stocks demande de traiter un grand nombre de data avec beaucoup de finesse, explique Brice Konda, cofondateur d’Inpulse. Il s’agit de réunir au sein de la plateforme toutes les données du réseau du restaurant – les plans de tournée, la mercuriale (le cours du marché des produits) avec les prix à jour, les disponibilités, les fiches-recettes –, mais aussi les comptes-rendus des ventes, donc d’être connecté à la caisse. C’est ainsi que l’IA va pouvoir automatiser l’ensemble des tâches, contrôler le coût matière en temps réel et, pour chacun des points de vente, prévoir la consommation de matières premières, faire des recommandations de commande permettant d’éviter la rupture, mais aussi les pertes. »
Chez Inpulse, cinq personnes sont dédiées à la data science, créant des algorithmes qui apprennent d’eux-mêmes (le machine learning). Ils sont « nourris » de deux grands flux de données. Le premier, celui des ventes directement liées à la caisse, récupérées quotidiennement. Le second, les flux de données extérieures – 300 stations météo, événements calendaires, vacances scolaires, fêtes religieuses, rencontres sportives, etc. Un outil qui ne s’adresse pour le moment qu’aux chaînes de restauration, avec une carte fixe, la seule en mesure de fournir sur la durée des données fiables. « Pour un restaurant qui met des plats du jour à la carte, ou change souvent de menu, c’est sûrement moins pertinent pour la partie prédictive, concède Brice Konda. En aidant le restaurateur à maintenir ses marges et à gagner du temps, notre plateforme lui permet de se concentrer sur son cœur de métier, qui est de faire une belle offre et bien recevoir ses clients. »
Un repas sur mesure
Mais qu’en est-il de l’expérience client ? En novembre 2023, Yv Corbeil, directeur et responsable de la création de Niji, démontrait, devant 500 membres Relais&Châteaux réunis pour leur congrès annuel, comment l’IA peut créer une expérience gastronomique ultra‑personnalisée. « Plus on a d’infos sur les gens, sur ce qu’ils font, sur leur environnement, plus ça nous permet d’être spécifiques et donc de produire de l’hyperpersonnalisation, expose-t-il. Mais ça va encore plus loin, car l’IA est autoapprenante. On n’a plus besoin de lui donner beaucoup d’infos, elle va les chercher elle-même. Notre démonstration a été basée sur un seul individu. Nous avons été en mesure de générer une table et un menu qui ne faisaient sens que pour cette personne. L’unique point d’entrée a été de donner son adresse mail pro. À partir de là, l’IA est partie à la recherche des traces qu’elle a pu laisser : des avis sur Google ou TripAdvisor, les lieux où elle a voyagé, les photos qu’elle a publiées, les posts qu’elle a likés, etc. Tout a été agrégé afin de préparer les éléments d’un repas fait spécifiquement pour elle. Une expérience ultime de la haute gastronomie, qui de plus ne sera pas la même le lendemain, parce qu’entre-temps cette personne aura bougé et fait de nouvelles rencontres. Je l’ai fait pour moi-même : l’IA a déterminé que deux fois par an, je vais à Saint-Rémy-de-Provence et donc que j’y ai probablement de la famille et que j’y vois de la lavande et entends le chant des cigales. Elle a créé pour moi un canard sous vide à la lavande. Mais elle a aussi détecté que je m’habille toujours en noir et que, cette année, j’ai écouté 137 fois Paint It Black, la chanson originale et un paquet de reprises. Elle a donc imaginé en dessert un cylindre aux trois chocolats, avec du chocolat étalé au pinceau sur la nappe, qu’il fallait craqueler et utiliser comme une cuillère. Voilà comment l’IA pourrait devenir chef à la place du chef, n’ayant plus besoin en cuisine que de commis pour exécuter ses recettes, des recettes adaptées aux besoins de chaque client. Avec pour seule imperfection le fait justement de n’en avoir aucune. « Alors que c’est très personnalisé, c’est aussi très déshumanisé, convient-il. Il n’y a aucune émotion, alors que je suis convaincu que c’est l’imperfection qui rend les choses humaines et mémorables. »
S’agira-t-il de faire entrer l’imperfection dans le système pour lui donner ce supplément d’âme ? Nous n’y sommes pas encore, car dans le monde de l’IA, l’imperfection, ce sont des erreurs. Elle génère encore ce qu’on appelle des hallucinations, des non‑sens. Par exemple, une fourchette avec une cuillère de l’autre côté du manche. Alors, soit c’est une invention géniale, soit c’est juste une grossière erreur. Mais ça, c’est à l’humain d’en juger. Et c’est bien pour cela que, face à l’IA, c’est encore lui qui doit avoir le dernier mot.
Cet article est extrait de Gault&Millau, le magazine #3. Retrouvez le dernier numéro en kiosque ou sur notre boutique en ligne.
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