Paris peut bouillonner, les spécialistes s'époumoner et les commandeurs attribuer les breloques tant convoitées, il n'y a guère de débat : ce qu'on peut appeler la pure cuisine de création est représentée au Nord par Alexandre Gauthier, au Sud par Alexandre Mazzia. Qu'ils ne soient pas tous deux au sommet d'autres hiérarchies est presque une bonne nouvelle. Gauthier en 2016, Mazzia en 2019, les deux Alexandre portent haut une certaine idée, qui est aussi celle de Gault&Millau, de l'artisanat culinaire quand il flirte avec l'art. Alexandre Mazzia ne pose pas des briques mécaniquement, à chaque service il bâtit une cathédrale. Il laisse une part, et une trace humaine dans chaque bouchée, construite, voulue, élaborée avec minutie. Rien n'est banal, tout vient de lui, tout est profondément personnel, forgé par une culture, une envie et aujourd'hui un talent d'orfèvre qui lui vaut d'être observé de tous les coins de la planète. La fantaisie est contrôlée, et quand l'artiste donne l'impression de jouer, il maîtrise encore, les textures, les températures, le fumé, le iodé, le fermenté... C'est un peu le fil rouge de l'année, les fermentations, le lactosérum, le garum qu'il se fait lui-même, pour une recherche toujours plus pointue sur le condiment ou la pointe de saveur supplémentaire qui change un plat. Dès les amuse-bouche on décolle (crevette katsuobushi, anguille chocolat, œufs de truite et saumon), dans la légèreté et une inventivité incroyable qui ne s'arrête plus. Parfois, on en vient à s'interroger : pourquoi tant de préparations pour le même produit, alors que le chef pourrait choisir, imposer ? N'y voyez aucun orgueil : c'est plutôt de générosité qu'il s'agit, d'envie de faire partager les facettes d'un produit si bien choisi. Ainsi le loup se confronte à trois sauces différentes et passionnantes : canard, jus vert au saté, framboise harissa... Les trois sont bluffantes, les trois vont très bien, et cette théorie de l'accordéon (une même assiette, des saveurs qui explosent au fur et à mesure qu'on les déplie) s'applique à d'autres assiettes, la langoustine, carotte truffe condiment jaune d’œuf, puis géranium cumin, puis en grand format, fière, subtile et si gourmande...Tout est passionnant, on peut même dire jouissif et un peu barré (le bol moules maquereau hareng jus d'herbe, condiment mojito betterave noix de coco) mais tellement bon et tellement juste que toutes les expériences valent d'être vécues, jusqu'aux desserts, aussi improbables et venus de nulle part, parmi lesquels l'aloe vera pimenté vous fait décoller, comme l'ananas safrané, lui aussi bien relevé. Il faut bien sûr parler de l'environnement de ce labo unique où tout est en harmonie, un cadre calme et joliment épuré, un comptoir à la japonaise pour être en direct avec la production. Et puis le service, parfaitement juste et à l'aise, y compris le sommelier, qui donne les bonnes indications (pas si facile de trouver les accords avec ces assiettes inédites) dans une cave pas immense mais qui ne compte que des noms qui comptent aujourd'hui, de Noella Morantin à Danjou Bannessy, de Germain à Jamet ou au domaine de Vaccelli en Corse.